CONSIDERE COMME L’UN DES THEORICIENS DU FRONT LIBANAIS
JAWAD BOULOS :
« JE SUIS POUR LA DECENTRALISATION POLITIQUE AU SEIN D’UN ETAT UNITAIRE »
Par MARIE BTAICHE
Né à Zghorta (Liban-Nord) en 1900, M. Jawad Boulos représente une figure de proue de l’intelligentsia libanaise. Il est considéré comme l’un des théoriciens du Front libanais.
Licencié en droit de l’U.S.J., il est élu à deux reprises, en 1932 et 1938, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Liban-Nord.
Eminent historien et penseur, son ouvrage : « Essai d’une Histoire Comparée des Peuples et des Civilisations du Proche-Orient, des origines à nos jours », est enseigné dans les universités européennes, américaines et même russes.
Commencée en 1945, cette œuvre est le fruit d’une longue gestation et de recherches très laborieuses.
En ayant reçu une copie, le général De Gaulle a écrit à M. Boulos : « Je suis sensible au fait que cet ouvrage, adresse à une large audience, ait écrit en français ».
Dote d’un profond réalisme, il prône l’objectivité et le bon sens qui doivent guider nos dirigeants. Il est un de ces penseurs qui, alliant la philosophie à l’histoire, tire les réalités et les enseignements de la politique des temps présents. Hautement estime par l’élite libanaise, tant chrétienne que musulmane, et malgré toute sa science, M. Boulos n’en demeure pas moins un être modeste, d’une rare simplicité dont les efforts désintéresses tendent à servir loyalement sa partie.
Il est, d’ailleurs, profondément marque par cette phrase de Périclès : « L’humanité commence dans l’homme avec le désintéressement ».
S’entretenir avec M. Boulos, c’est s’enrichir à tous les points de vue. C’est dans la cadre féerique et inspirateur du couvent du Christ-Roi qu’il a bien voulu m’exposer son optique selon laquelle l’histoire constitue la clef de voute de toute politique actuelle. « L’histoire, dit-il, c’est la politique du passe ; la politique du présent c’est l’histoire de l’avenir ».
L’HISTOIRE : UNE CONTINUITE DANS LE TEMPS
Ayant exerce pendant longtemps la profession d’avocat, à quel moment de votre vie est née votre vocation d’historien ?
« J’ai depuis toujours été porte vers les études historiques. En 1943, je faisais partie d’un gouvernement triumviral forme du Dr Ayoub Tabet, chef de l’Etat, de l’emir Khaled Chehab, ministre d’Etat et de moi-même. Je détenais, alors, les portefeuilles des Affaires étrangères, des Travaux publics, de l’Hygiène et de l’Assistance publique. Ayant eu des divergences politiques avec les Anglais qui occupaient le pays à cette époque, nous avons démissionné et quitté le pouvoir.
« A ce moment, le Liban ayant été proclame indépendant, j’ai voulu comprendre quel était son rôle et sa mission dans ce monde oriental ».
« Voilà comment je suis devenu historien, carrière que jeune comptais nullement poursuivre. Je tenais, simplement, pour ma culture personnelle, à étudier cette question du rôle du Liban et de savoir s’il était un organisme biologiquement viable ou bien s’il constituait comme beaucoup le soutenaient, une création artificielle. Au fur et à mesure que j’avançais dans ces recherches, je fus pris dans l’engrenage. Je constatais que pour comprendre le Liban, il ne suffisait pas simplement de l’étudier, mais encore de connaître à fond l’histoire de tous les pays qui l’environnent. Car, d’après la science et la philosophie de l’histoire, celle-ci est une continuité dans le temps des origines à nos jours et une solidarité dans l’espace.
« De la sorte, je fus amené à étudier l’histoire de tous les pays du Proche-Orient ou de l’Orient arabe qui forment depuis des milliers d’années une unité historique et économique. Etant situés à un carrefour mondial, ils réunissent par l’intermédiaire de l’Iran, l’Asie à l’Europe, à l’Afrique et au monde méditerranéen ».
UN PACTE ENTRE LA MONTAGNE ET LA MER
Qu’est-ce qui, d’après vous, différencie le Liban des pays qui l’environnent ?
« Ce qui donne au Liban sa personnalité propre, c’est sa qualité d’unité géographique naturelle. Tous les peuples du monde sont le produit du milieu physique et des caractères ethniques, c’est-à-dire de l’hérédité. Or, unité géographique naturelle, le Liban est comme je l’ai toujours dit et répété « un pacte entre la montagne et la mer ».
« Je n’ai pas grande foi que nous soyons les descendants des Phéniciens, nous sommes plutôt le produit du sol où nous sommes nés. Quelle que soit l’origine de la personne qui s’installe au Liban, elle devient libanaise au bout de trois générations en moyenne, psychologiquement et même physiquement. Prenez l’exemple des enfants arméniens qui, déjà à la seconde génération, ressemblent beaucoup plus aux Libanais qu’aux Arméniens. Le nom de « phénicien » fut donné par les Grecs aux habitants de ce pays qu’est le Liban, les Libanais sont donc les descendants des Cananeens. Le phenomene geo-humain a une influence primordiale : relief, nature du sol, plaines, forêts, deserts differents d’un pays à l’autre, d’où diversite des caracteres. Voyez la difference physique et psychique entre un Egyptien et un Syrien, ou entre un Séoudien et un Libyen. Pourtant, tous sont attachés à une meme langue et à une meme religion. Ce sont les caracteres qui menent le monde et il faut les respecter.
« En 1961, la Syrie divorcait d’avec l’Egypte qui avait voulu en 1958 realiser l’unite avec celle en l’annexant. L’Egypte aurait pu eviter cette erreur en respectant la personnalite de la Syrie.
« Tous ceux qui cherchent à dominer le Liban, auront le meme sort que l’Egypte en 1961 ; l’histoire est là pour le prouver. D’ailleurs, depuis 1945, j’ai tout abandonné : politique et carriere d’avocat pour m’adonner totalement aux investigations historiques ».
ARNOLD TOYNBEE A PREFACE L’ŒUVRE DE BOULOS
De combien de volumes est constituee votre œuvre sur les peuples et civilisations du Proche-Orient ?
« Elle comprend cinq grands volumes dont le premier a paru en 1961 et le dernier en 1968. Ils sont vendus à la Haye, Paris et Londres.
« Le celebre philosophe et historien anglais Arnold Toynbee a tellement été interesse par mon ouvrage qu’il en a ecrit la preface de sa main ».
En politique vous etes toujours passé pour un modéré. Or, actuellement, en votre qualite de membre du « Front libanais » n’etes-vous pas porté à adopter des positions allant à l’encontre de votre temperament ?
« Mes positions ont depuis toujours été moderees et elles le resteront. Pour moi, la moderation a été le produit de la science de l’histoire qui condamne le recours à la force et à la violence. D’apres les philosophes et historiens, les solutions moderees sont toujours les plus durables. D’ailleurs, la nature meme n’aime pas la violence ».
EN ORIENT, LA RELIGION EST UN FACTEUR ESSENTIEL DE LA NATION
Qu’est-ce, d’après-vous, que le « libanisme intégral » ?
« Le libanisme intégral est adopté par ceux dont les idées ont pour but le maintien du Liban dans sa personnalité et son indépendance. Ceci ne veut pas dire que les Libanais cherchent à se séparer de leur environnement.
« Nous faisons partie de ce monde arabe, géographiquement, historiquement, culturellement et n’avons nul intérêt à nous en séparer. Ceci à condition que nous puissions conserver notre personnalité distincte ».
« Nous ne nous considérons pas comme étrangers aux Syriens ou aux Palestiniens, mais nous sommes revêches à des amis et à des frères qui veulent attenter à notre indépendance et à notre personnalité ».
Que pensez-vous de la laïcisation ?
« La laïcisation est une idée européenne qui ne s’applique pas au Liban ni à tous les pays arabes où la religion demeure un facteur essentiel pour la formation d’un Etat ou d’une nation. Pour cette raison, chrétiens et musulmans sont fortement attachés à leurs communautés et ne peuvent pas supprimer leur impact sur leur nation ».
La coexistence est-elle un phénomène particulier au Liban ?
« Non, partout on peut très bien s’entendre entre des gens n’ayant pas les mêmes origines ni la même religion. Prenez l’exemple de la Suisse. Personnellement, je compare la question de l’entente entre différentes ethnies et religions désireuses de se grouper pour édifier un Etat, au mariage entre un homme et une femme, n’ayant pas le même caractère, ni la même origine, ni la même religion. Pourtant, ils fondent un foyer uni et gardent chacun sa particularité. Avec les idées de liberté et de respect mutuel, tout litige est résolu. Sans la démocratie, il n’y a pas de liberté.
« La solution de la crise libanaise réside dans le respect de la liberté de chaque entité vivant au Liban ».
Etes-vous pour la décentralisation ?
« Je suis pour la décentralisation politique et même fédérale, où chaque entité conserverait ses propres droits au sein d’un Etat unitaire ».
Le Front libanais compte-t-il tendre la main à d’autres rassemblements dans le but de l’union nationale ?
« Certainement, le « Front libanais » est prêt à tendre la main à tout rassemblement qui œuvrerait en faveur de l’entente nationale ».
Etes-vous optimiste quant à la solution finale de la crise au Liban ?
« Oui, je le suis, non dans l’immédiat mais à longue échéance ».
Marie BTEICHE