JAWAD BOULOS:
“Le mot ‘Arabes’ ne désigne pas une Nation, mais une famille ethnico-linguistique »
Arabe, Arabisme, Nation Arabe, Islam : des mots et peut-être une Histoire qui n’est pas encore écrite. Après trente années d’études et de recherches, un historien, un Libanais, Jawad Boulos, se déclare en mesure d’élaborer une définition jusque-là inédite du MONDE ARABE. Si bien que ce texte est à la fois une révélation et une référence capitale. Tant pour les théoriciens de l’arabisme que pour les praticiens, l’avenir ne peut être envisagé sans qu’il soit tenu compte de ces vérités qui opposent un démenti flagrant à tout ce qui a été dit et enseigné sur l’histoire des peuples de cette région. L’Homme Nouveau sortirait alors peut-être des nébuleuses de l’idéologie, pour se retrouver tel qu’en lui-même, dans la morne solitude des déserts ou sur les crêtes des plateaux.
– Comment êtes-vous venu à l’histoire?
– Cette question m’a souvent été posée. C’est la politique qui m’a conduit à l’histoire. L’histoire est, en effet, une véritable école politique : elle nous fait bénéficier d’une connaissance expérimentale des sociétés humaines, plus large et plus variée que nos observations personnelles. Il s’agit seulement de savoir l’interpréter. « Un homme s’Etat qui ne connait pas l’histoire, écrit Jacques Bainville, c’est un médecin qui n’est allé ni à l’hôpital ni à la clinique, qui n’a étudié ni les cas ni les précédents ».
Mon but était de comprendre, par l’histoire, les problèmes politiques complexes du Liban et de l’Orient arabe. Seule l’histoire, scientifiquement conçue, éclaire le présent des peuples par l’explication de leur passé et préfigure les grandes lignes de leur évolution future. Elle permet de distinguer les causes immédiates ou directes qui ne font que les déclencher : elle nous montre enfin les constantes historiques déterminées par les facteurs physiques et les caractères ethniques, qui diffèrent d’un pays à l’autre et sont relativement permanents.
Pris dans l’engrenage d’une étude aussi passionnante, je fus amené insensiblement à me consacrer, à partir de 1945, à la composition de mon ouvrage, qui compose cinq volumes, en langue française, entièrement parus.
– Vous avez reçu au départ une formation de juriste ?
– J’ai été avocat à partir de 1923, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Tripoli et du Liban-Nord en 1932 et 1938, député du Liban-Nord en 1938, enfin, en 1943, ministre d’Etat dans un triumvirat ou je représentais la communauté maronite et détenais plusieurs portefeuilles, dont les Affaires étrangères. A cette époque (1943), les Anglais, qui occupaient militairement la région, songeaient à grouper les pays du Croissant Fertile (Irak, Syrie, Liban. Palestine) en un grand Etat arabe sous la tutelle britannique.
– Vous aviez alors des démêlés avec le Général Spears.
– Je m’étais opposé au projet britannique, qui prévoyait le démembrement du Liban et son rattachement à un Etat arabe du Croissant, où une partie du territoire libanais formerait une zone semi-autonome assigné aux Maronites. Toutes les communautés confessionnelles du Liban, qui voulaient continuer à vivre ensemble, partageaient mon point de vue et tenaient à l’indépendance du Liban dans ses frontières naturelles et historiques actuelles. Je n’avais pas le droit, en tant que ministre libanais, de prendre officiellement parti pour ou centre le projet d’un grand Etat arabe qui n’englobe pas le Liban. C’est aux populations intéressées de dire leur mot à ce sujet.
– Les pays de l’Orient arabe ignorent leur propre histoire. Ils n’en ont retenu que quelques épisodes glorieux, et passent sous silence les périodes de décadence.
– Etes-vous natif de Zghorta ?
– Je suis né à Zghorta, au Liban-Nord, le premier Janvier 1900. J’ai fait mes études primaires dans mon bourg natal, chez les Frères des Ecoles Chrétiennes.
– Et le reste de vos études ?
– Au collège d’Antoura, puis à la Faculté Française de Droits de Beyrouth.
– Si nous parlions un peu de votre œuvre d’historien. Vous êtes l’auteur d’un ouvrage monumental de cinq tomes, en langue française, « Les peuples et les civilisations du Proche-Orients. Vous travaillez maintenant à une synthèse qui, dit-on, sera capitale pour la compréhension du Monde arabe.
– La décadence et l’anarchie dans lesquelles ont évolué, depuis leur indépendance respective, les divers pays de l’Orient arabe, et particulièrement leur infériorité dans les domaines économique, social, culturel, militaire, m’ont incité à réétudier plus profondément leur histoire, pour comprendre les véritables causes de leur état présent. Attelé à ce travail depuis plusieurs mois, la conclusion que, d’ores et, déjà, j’en ai tirée est que les pays de l’Orient arabe, qui se réclament d’un passé glorieux depuis l’Islam, ignorent leur propre histoire. Ils n’en ont retenu que quelques épisodes glorieux déformés par des poètes de talent, en passant sous silence les périodes de décadence. Et pourtant, les ouvrages des historiens arabes sont pleins d’enseignements à ce sujet. Mais ils manquent d’ordre et de synthèse, et d’ailleurs, très peu de gens prennent la peine de les étudier pour en tirer des leçons.
– Avant d’en arriver là, dites-nous si les Arabes, dans leur histoire, ont connu une période aussi décadente que celles que nous vivons en ce moment ?
– Je dois d’abord préciser que, dans le passé comme dans le présent, le mot « Arabes » désigne, non pas une nation dans le sens moderne de ce terme, mais plus exactement un « monde », une famille ethnico-linguistique et culturelle composés de plusieurs nations ou peuples distincts, qui ont leur individualité et leur évolution respectives depuis des millénaires. Il y a un monde arabe comme il y a un monde anglo-saxon ou un monde hispano-américain.
En politique comme en histoire, la vérité correspond à des faits, à des choses réelles. Méconnaitre cette notion fondamentale, c’est risquer de tomber dans le domaine des chimères, des idéologies creuses, qui aboutissent très souvent à de douloureux échecs. Le passé et le présent ne le prouvent que trop.
Les pays arabes se réclament d’un glorieux passé dans les domaines politique, militaire, culturel, etc. Ce fait est indéniable ; mais l’histoire, qui le confirme, nous montre que les conquêtes militaires et la fondation du vaste empire de l’Islam, au VIIe siècle, sont l’œuvre des Arabes d’Arabie. Les autres pays, dits – aujourd’hui arabes, ont été arabisés et islamisés après l’expansion de l’Islam hors d’Arabie. Plus tard, cet empire islamique sera défendu et étendu par des peuples islamisés on arabes (Turcs, Kurdes, Berbères, etc.).
Quant à la brillante civilisation qui naquit sous les califes Abbassides de Bagdad, elle est, on le sait, l’œuvre combinée des Iraniens, des Irakiens arabisés, etc. Les Arabes d’origine y ont eu une très faible part.
L’ensemble des pays dénommés de nos jours « l’Orient arabe » comprend l’Egypte, la Palestine, le Liban, la Syrie, l’Irak, la Péninsule arabique. Jusqu’au VIIe siècle de notre ère, les Arabes étaient confinés dans le Péninsule arabique (Hidjaz, Najd, etc), immense contrée désertique et steppique, dont les habitants, dits Arabes, étaient, comme de nos jours, essentiellement nomades.
Vers le milieu du VIIe siècle, le Prophète Mahomet, fondateur de l’Islam, unifie les diverses tribus de l’Arabie, qui se rallient à l’Islam, en un Empire théocratique arabe, dont la capitale est Médine, puis de Damas (632-750), les tribus arabes conquièrent un immense espace de pays sédentaires, qui s’étend de l’Inde à l’Espagne.
Sous l’empire arabe des califes de Médine, puis de Damas, le nationalisme arabe est foncièrement racial ; seuls les Arabes d’origine, les conquérants, forment la caste gouvernante et dominante. Les indigènes arabisés et convertis à l’Islam sont des sujets de second plan, des mawâli et n’ont pas les mêmes droits politiques que les Arabes.
– Le rêve de l’unité politique arabe est une idée sentimentale qui passionne les foules dans les pays arabes ; mais elle demeure impuissante contre les réalités des indépendances régionales.
– Vous voulez dire que la Syrie, Irak, l’Egypte, l’Afrique du Nord, n’étaient pas, avant l’expansion des Arabes de l’’Islam, plus arabes que l’Espagne, dans la mesure où ce sont les tribus arabes d’Arabie qui ont conquis tous ces pays.
– Avant l’expansion des Arabes de l’Islam hors d’Arabie, les pays de Syrie, de Palestine et d’Irak étaient des Sémites chrétiens, dont la langue était l’araméen. L’Egypte aussi était chrétienne et sa langue, l’égyptien ancien ou copte. Les pays d’Afrique du Nord, où le christianisme dominait, parlaient des langues hamitiques. Après la conquête arabe, tous ces pays, au bout d’un ou deux siècles, furent progressivement arabisés et convertis à l’Islam, mais ils conservèrent leur langue et leur personnalité respectives.
– Ce sont bien pourtant les Arabes de Syrie, les Omayyades de Damas, qui ont conquis l’Espagne.
– Ce sont plutôt les berbères d’Afrique du Nord, commandés par des Arabes d’Arabie envoyés par le calife de Damas.
C’est un chef berbère, Tarik ibn Ziâd, converti à l’Islam, qui commanda les troupes musulmanes, berbères et arabes, lors de la conquête de l’Espagne. Il franchit le détroit qui sépare l’Europe de l’Afrique et débarqua sur le site dont le promontoire porte, depuis son nom : Jabal Târik, en français « Gibraltar ». En 711, il remporta une victoire près de Cordoue et prit Tolède. Dans la conquête de l’Espagne, les Berbères étaient relativement plus nombreux par rapport aux Arabes.
– Autant dire que cette conquête était d’’essence musulmane et non arabe ?
– Avant l’Islam, les habitants de la Péninsule arabique, essentiellement nomades, vivaient divisés en tribus indépendantes et souvent hostiles. L’élément essentiel qui unissait les membres de chaque tribu était la parenté de sang, leur descendance d’un ancêtre commun, réel ou supposé.
Suivant le Coran, les Arabes, devenus musulmans, forment une communauté nationale unie par liens de la religion islamique : les liens du sang passent au second plan.
Après l’expansion des Arabes hors d’Arabie et la fondation de leur vaste empire, notamment sous les califes omayyades, la parenté ethnique semble prévaloir sur la communauté religieuse. Les conquérants arabes forment, dans l’empire, la classe dominante et privilégiée. Les non-Arabes convertis à l’Islam sont des sujets de rand inférieur et n’ont pas les droits politiques de leurs coreligionnaires arabes. Ils étaient rattachés à une tribu arabe et dénommés mawâli (clients). Il s’agit là, en fait, d’un nationalisme arabe essentiellement racial, dont la religion islamique est l’expression. On pourrait dire que la condition des chrétiens était en principe plus avantageuse que celle des mawâli, du fait que les gens du Livre (Chrétiens et Juifs) bénéficiaient d’un statut établi par le Coran.
– D’où vient le mot « mawâli » ?
– Chez les Arabes, les esclaves affranchis demeuraient rattachés aux tribus à titre de mawâli ou clients. Sous les califes omayyades, les non-Arabes devenus musulmans étaient également appelés mawâli et rattachés à une tribu arabe. Ainsi, loin d’être imposées par la force, comme beaucoup l’ont pensé, les conversions à l’Islam, sous les califes omayyades n’étaient guère encouragées par ces derniers.
– Comment cela et pourquoi ?
– Les Arabes ne tenaient guère à partager, avec les non-Arabes devenus musulmans, les profits et les privilèges attachés à leur qualité de race conquérante et dominante. Aussi, les sujets musulmans non-arabes ou mawâli, devenus plus nombreux que leurs maitres arabes, finirent par se révolter contre ces derniers et mirent fin à leur suprématie politique et militaire dans l’empire.
– C’était en quelle année ?
– En 750, soit 110 ans après la conquête arabe. Ce sont les Iraniens du Khorassân (ancienne Parthie), race vigoureuse et belliqueuse, qui, prenant la tête de la révolte contre les Arabes d’origine, battirent les armées des Omayyades et, pour suivant ces derniers jusqu’ à Damas, exterminèrent tous les membres de la famille califienne, au nombre 80, à l’exception d’un seul qui, réfugié en Espagne, y fonda une principauté omayyade, qui deviendra plus tard le califat omayyade de Cordoue.
Maîtres de l’empire fondé par les Arabes, les Iraniens vainqueurs, obligés d’avoir comme calife un membre de la famille de Prophète, proclamèrent Abdul Abbas, descendant de Abbas, oncle du Prophète, Arabe demi-iranisé. D’autre part, la capitale du calfat est transférée de Damas, oasis aux portes du désert syro-arabique, à Bagdad, située près de Ctésiphon, ancienne capitale Iranienne des Perses Sassânides.
– La conquête arabe serait donc terminée avec la victoire des Perses sur les Omayyades ?
– La conquête, nom ; puisque l’empire fondé par les Arabes subsista presque intégralement après la révolution des Khorassaniens en 750. Mais, à partir de cette dernière date, c’est la suprématie des Arabes d’origine qui prit fin dans l’empire ; elle fut remplacée par celle des Iraniens ; du patrimoine apporté par les Arabes, il ne resta que l’Islam, la langue arabe et le califat qui, plus ou moins iranisé, est d’origine arabe. A l’empire arabe, se substitua un empire oriental islamique, dominé, gouverné et défendu par des Iraniens et, plus tard, par des turcs originaires d’Asie Centrale.
– Et les arabes qui ont combattu les Croisés ?
– Lorsque les premiers Croisés déferlèrent sur la Syrie et la Palestine, (1098-1099), il y avait déjà près de trois siècles et demi que les Arabes d’origine avaient perdu la suprématie sur l’Orient islamique. La Syrie, la Palestine, l’Egypte et l’Irak étaient presque entièrement arabisés et convertis à l’Islam, mais ils étaient dominés, asservis et exploités par les Turcs Seljûkides, en Syrie, Palestine, Irak. C’est contre ceux-ci que les premiers Croisés eurent à lutter en Asie. Mineure, à Antioche, à Jérusalem. Aux Turcs Seljûkides succédèrent Saladin et ses successeurs Ayyûbides, dont les troupes étaient formées de Kurdes et de Turcs. Aux Ayyûbides succédèrent les Mameluks turcs et Circassiens (1250-1517), qui mirent définitivement fin à l’aventure des Croisades dans le Levant (1291). L’histoire ne dit guère si les populations musulmanes indigènes participèrent, aux côtés des armées turques, aux combats contre les Croisés, A la domination des Mameluks succéda, en 1517, celle des Turcs Ottomans, sous le joug desquels les pays arabes ou arabisés de l’Orient vécurent jusqu’à la ruine de l’empire ottoman, en 1918.
– Il y a eu quand même, entre-temps, Sayf al-Dawla, qui était bien un chef arabe, à la tête d’un Etat arabe.
– Sayf al-Dawla (944-967), émir de la tribu arabe de Taghleb, érigea en principauté Alep et sa région, dont il fut le brillant souverain. Après l’avènement des califes Fâtimides au Caire (969), il se déclara leur vassal, en confessant le chiisme, mais gouvernera son domaine en prince indépendant.
La paix avec l’Egypte permet à Sayf al-Dawla de consacrer sa vie à lutter contre Byzance. Guerrier et poète, ami de l’art et de la science, il s’éleva au rand de champion de l’Islam en face des Byzantins. En 1002, les Fâtimides occupèrent Alep et mirent fin à la domination des émirs Hamdanides.
– Que faisaient les Arabes pendant ces longues époques ?
– Les Arabes d’Arabie, après leur défaite en 750, et la perte de leur suprématie dans l’empire, vécurent, comme avant l’Islam, indépendants et morcelés en tribus indépendantes, dans leur Péninsule.
Quant aux pays arabes après l’Islam (Egypte, Syrie, Irak), leur nationalisme était essentiellement religieux, islamique. Aussi, la domination des Iraniens, des Turcs, etc., n’était pas à leurs yeux une domination étrangère. L’idée de l’arabisme et de la parenté linguistique arabe était loin de constituer pour eux un élément de nationalité. Il en fut de même dans l’Europe de Moyen Age, où la religion chrétienne, pour l’Européen, était la nation et la patrie.
– Etes-vous d’accord sur ce point avec les autres historiens de monde arabe ?
– Tous les faits que je vous ai signalés sont confirmés par les historiens arabes. Je les expose dans un nouvel ouvrage, avec ordre et synthèse, défauts que les arabisants et les orientalistes reprochent aux historiens arabes anciens. Il n’y a, chez ces derniers, en général, que narration de faits, descriptions, analyses sauf chez Ibn Khaldûn, un historien génial du XIVe siècle, qui serait le fondateur de la science historique moderne. Le titre du nouvel ouvrage que je prépare actuellement est d’ailleurs assez indicatif : « Les grands tournants de l’histoire de l’Orient arabe depuis l’Islam ».
– Connaissez-vous dans le monde un seul peuple qui peut se réclamer de la pureté de race ? Ce que vous dites, à propos des Arabes arabisés, on peut le dire tout aussi bien des Allemands, des Français, des Italiens et, surtout, des Américains ?
– Les Arabes arabisés, comme tous les peuples du monde, sont des mélanges ethniques stabilisés. Ils diffèrent les uns des autres, non par la langue ou la religion, mais par des caractères psychologiques déterminés par les conditions géographiques des différents pays qu’ils habitent. Depuis l’aube de l’histoire, l’Egypte, la Syrie, l’Irak, l’Arabie, ont constitué des entités collectives distinctes, même lorsqu’ils sont groupés par la force en un seul Etat ou qu’ils appartiennent à une famille linguistique et religieuse commune. Les peuples de l’Amérique latine ont la même langue et la même religion, mais ils ont chacun leur personnalité et leur psychologie propres, par lesquelles ils se distinguent les uns des autres.
– Le fait que les Arabes, après l’an 750, n’aient plus existé en tant qu’entité, ne les a pas empêchés de connaître des périodes où ils étaient souverains.
– Cette remarque n’est varie qu’en ce qui concerne les Arabes de la Péninsule Arabique. Quant aux Arabes arabisés de l’Orient, l’histoire nous montre que, depuis la conquête des Perses achéménides (540 av. J.-C.), jusqu’à la ruine de l’Empire ottoman, en 1918, les pays de l’Orient arabisé n’ont presque jamais été indépendants et souverains.
– Cela est-il vrai pour l’ensemble du monde arabe, du Golfe Persique à l’Océan Atlantique ?
– Je n’ai pas beaucoup étudié l’histoire de l’Occident arabe ou Maghreb. L’ensemble du monde arabe, Orient ou Mashrek et Occident ou Maghreb, a une superficie de plus de 10 millions de kilomètres carrés, égale à celle de l’Europe. Leur double histoire a toujours été distincte avant comme après l’Islam.
Avant l’Islam, le Maghreb appartenait, comme l’Egypte, à la famille linguistique des Hamites ; le Croissant Fertile et l’Arabie à la famille sémitique. Mais la Tunisie et l’Egypte sont séparées par les déserts les plus stériles du monde. Aussi, avant comme après l’Islam, l’histoire de l’Egypte est étroitement liée à celle du Maghreb. C’est après la conquête arabe que la Maghreb s’est arabisé.
– Comment expliquez-vous que l’Egyptien soit peu belliqueux, à l’opposé des gens du Maghreb ?
– La vallée du Nil, qui occupe 30,000 kilomètres carrés, n’est qu’un mince ruban de terres cultivables au milieu de l’immense désert égyptien, désert vide d’oasis et, par suite, de nomades. Ce désert protège l’Egypte contre les invasions étrangères et empêche les Egyptiens eux-mêmes de sortir de leur vallée, pour entreprendre des aventures ou des conquêtes extérieures. Réduits à vivre sur les terres arrosées par le Nil, ils ont constamment été des agriculteurs pacifiques.
Ce qui distingue le Libanais de l’Egyptien, du syrien, etc… c’est le fait que le Liban est une haute montagne ouverte sur la mer. Ces conditions sont constamment commandé la psychologie et l’histoire des Libanais depuis les périodes phéniciennes jusqu’à nos jours.
– Vous disiez tout à l’heure que le désert a toujours protégé l’Egypte. Il pourrait tout aussi bien protéger Israël.
– Le contexte géographique est tout différent. Les déserts qui avoisinent la Palestine à l’Est et au Sud sont semés d’oasis et, par conséquent. Occupés par des tribus nomades qui, depuis la préhistoire, ont constamment pénétré ou cherché à pénétrer en Palestine.
– Y a-t-il, d’après vous, une nation libanaise ?
– Ma réponse est indubitablement affirmative. Une nation, dans le sens moderne de ce terme, c’est un groupe humain établi sur un territoire défini et qui se caractérise par la volonté de vivre en commun, en une communauté politique unitaire ou fédérale, indépendamment de l’origine raciale et des croyances religieuses. Cette volonté de vivre ensemble n’est que trop évidente chez les Libanais à quelque confession religieuse qu’ils appartiennent. Affirmer cette vérité, c’est « prouver le mouvement en marchant ».
– Il faudra du temps pour qu’une vraie renaissance littéraire et scientifique puisse voir le jour. Les Arabes doivent mettre les bouchées doubles, mais sans chercher à brûler les étapes.
– A quel époque remonte ce vouloir vivre en commun des Libanais ?
– Le Liban, individualité géographique et historique, a constamment formé et développé des groupes sociaux, depuis les époques phéniciennes jusqu’à nos jours. Lorsque ces groupes sociaux s’unissaient pour vivre ensemble en un Etat commun, ils constituaient une nation. Lorsque, par contre, ils vivaient en groupes séparés constitués en Etats distincts, ils formaient alors plusieurs nations, appartenant à une même famille ethnico-linguistique.
– D’aucuns prétendent que les Phéniciens n’ont jamais été qu’une légende. Où est la réalité phénicienne ?
– C’est une prétention enfantine. L’histoire et les découverts archéologiques ne prouvent que trop l’existence au Liban, pendant plusieurs millénaires, d’un peuple dit phénicien, réuni en un Etat fédéral ou en une confédération d’Etats. Les textes assyriens, babyloniens, égyptiens, perses, grecs, romains, la Bible, etc… en sont des témoins irrécusables. Comme les Libanais de nos jours, le Phéniciens, qui créèrent l’alphabet et fondèrent un vaste empire colonial et maritime, étaient divisés, sur le plan confessionnel, en adeptes du dieu El et adeptes du dieu Baal. ce dualisme n’empêcha pas leur union en une communauté nationale et politique, qui a duré de nombreux siècles.
– Les historiens soutiennent que les Phéniciens n’étaient que des Cananéens.
– Le nom de Phénicien est de basse époque. C’était, au début, un surnom donné par les Grecs, au premier millénaire av. J.-C., aux habitants du Liban. Le vrai nom, depuis le IIIe millénaire, est celui de Cananéen. C’est d’ailleurs de ce dernier nom qu’ils se désignaient eux-mêmes.
– Comment se fait-il que, dans leur histoire, les Arabes n’aient jamais signé de traite de paix ?
– Pour les Arabes anciens, qui avaient à conquérir à l’Islam le plus de monde possible, le monde était divisé en « territoire de l’Islam », gouverné par les Musulmans, et « territoire de la guerre », dominé pas des étrangers et devant être soumis à l’Islam. Aussi, les traités ou pactes conclus entre Musulmans et non-Musulmans n’étaient-ils, en principe, que des trêves.
– Dans l’état actuel des choses, pourquoi les Etats arabes sont-ils divisés quant aux questions de la guerre et de la paix ?
– Ce fait est naturel chez tous les peuples qui coalisent pour entreprendre une guerre offensive ou défensive. Les intérêts particuliers de chaque pays sont souvent en opposition avec ceux des autres coalisés ou de quelques-uns d’entre eux. cet antagonisme latent entre les divers Etats arabes est né à partir du jour où les divers pays arabes ont proclamé qu’ils étaient une seule et même nation et que leur but suprême est de se fondre en un Etat unique et commun.
-Et pourquoi ?
– Parce qu’aucun Etat indépendant n’accepte, de bon gré, de renoncer à son indépendance. Pour se dissoudre dans un grand ensemble qui mettrait fin à sa personnalité nationale et historique. En ce qui concerne plus particulièrement les pays arabes, qui vécurent sous le joug étranger depuis plusieurs siècles, ils se sont guère disposés à renoncer à leur indépendance au profit d’un nouveau maître, fût-il frère ou cousin. Une unification des pays arabes impliquerait l’action d’un pays unificateur, qui aurait certainement les privilèges et les profits résultant de l’unification politique. De là, d’une part, la rivalité entre les grands pays arabes qui voudraient réaliser, chacun à son profit, l’unité politique, et d’autre part, la crainte des petits pays arabes qui seraient engloutis dans cette prétendue unité.
– La Syrie, en 1958, a bien renoncé à son nom pour se fondre dans un complexe unioniste ?
– D’abord, ce n’était pas la Syrie, mais les dirigeants occasionnels de ce pays qui ont souscrit à la proclamation de la République Arabe Unie. Aussi, lorsque la Syrie s’aperçut que la République Arabe Unie n’est en réalité qu’une sorte d’empire égyptien où la Syrie n’est qu’une simple province, celle-ci s’empressa-t-elle de s’en séparer avec fracas.
Le rêve de l’unité politique arabe est une idée sentimentale qui passionne les foules dans les pays arabes ; mais elle demeure impuissante contre les réalités des indépendances régionales qui, pour subsister, se tirent sournoisement dans les jambes.
– Autant se demander si l’union des pays arabes n’arrangerait pas les choses dans la mesure où les Arabes cesseraient de se neutraliser mutuellement ?
– Dans l’état actuel des choses, la seule union possible est la confédération, Or cette formule existe depuis 1945, sous la forme de la Ligue des Etats arabes, qui aurait pu rendre des services utiles à l’ensemble des pays arabes si la collaboration entre ces pays, au sein de la Ligue, s’était faite sans arrière-pensée de domination de la part des grands Etats.
Quand à une union politique, unitaire ou fédérale, elle ne pourrait se réaliser qu’avec la connivence du temps. C’est une unité en espérance. Il a fallu mille ans pour former la nation française. Il en faudrait peut-être beaucoup moins pour voir organiquement unis en un seul Etat les divers pays arabes. Mais le temps et les circonstances intérieures et extérieures sont nécessaires. S’il a fallu moins d’un siècle pour faire l’unité de l’Allemagne, n’oublions pas que ce pays n’a qu’un demi-million de kilomètres carrés (avant 1914), tandis que la superficie du monde arabe est de 10 millions de kilomètres carrés, qui s’étirent entra la mer et le désert, de l’Atlantique à l’Iran.
– Cette union arabe est-elle à faire ou à refaire ?
– Dans la longue histoire de l’Orient arabe, l’union politique ne s’est presque jamais faite que par la force et au bénéfice des conquérants étrangers. Sous l’empire arabe des califes omayyades de Damas, le Croissant Fertile, l’Egypte et l’Afrique du Nord, étaient des pays non arabes en voie d’arabisation. Lorsqu’ils furent en grande partie arabisés et convertis à l’Islam, la suprématie arabe dans l’empire fut renversée (750), par les Iraniens, puis par les Turcs, qui dominèrent l’Orient arabe jusqu’en 1918.
– Comment se fait-il que les Arabes soient devenus allergiques à la science alors qu’ils créèrent une belle et brillante civilisation dans le passé ?
– La vie culturelle et scientifique qui brilla d’un vif éclat sous les premiers califes Abbâssides est la création combinée des pays arabisés (Irak, Syrie, etc.) et, surtout, des Iraniens. Les Arabes d’origine n’y ont qu’une faible part. Le grand et précieux apport de ces derniers est la langue arabe, qui fut la langue officielle et littéraire de l’Empire Abbasside, et le Coran base fondamentale de la langue et de la littérature arabe. Les écrivains, savants, philosophes iraniens écrivaient eux-mêmes en arabe.
C’est au XIIe siècle, après la domination des Turcs Seljûkides dans l’Asie Occidentale, que la civilisation arabo-islamique commença à décliner, puis disparut presque complètement. Il est à remarquer que, lorsque la civilisation musulmane était à son apogée, l’Europe Occidentale vivait dans les ténèbres du Moyen Age, et c’est grâce aux universités arabes d’Espagne que la Renaissance intellectuelle de l’Europe, après plusieurs siècles put prendre son essor. Il faudra donc du temps pour qu’une vraie renaissance littéraire et scientifique puisse voir le jour. Le passé nous apprend que les pays arabes n’en sont pas incapables ; ils ont seulement à rattraper le temps perdu, à mettre les bouchées doubles, sans chercher à brûler les étapes. Ce sont surtout les sciences humaines (sociologie, histoire, psychologie, philosophie, etc…) qui doivent être étudiées et assimilées. Toute réforme, pour être utile et durable, doit s’inspirer des constantes psychologiques et historiques du peuple qui l’entreprend.
– Qu’est-ce qui vous fait opter pour le déterminisme historique ?
– L’étude de la longue histoire des peuples du Proche-Orient m’a permis de constater l’existence, tout au long des cinq mille ans de leur évolution historique, d’un certain nombre de constantes, dont les unes sont permanentes, comme les caractères ethniques, et les autres semi-périodiques. On a justement dit que « la politique est la fille de l’histoire, l’histoire est la fille de la géographie, et la géographie ne change pas ». Il y a certainement des lois historiques, comme il y a des lois biologiques, naturelles, etc. L’important est de les déceler. La liberté individuelle est indéniable, mais, pour que son action soit utile, elle doit s’exercer en harmonie avec les lois de l’histoire et de la vie.
– Le marxisme n’a-t-il pas relevé le défi du déterminisme historique ?
– Bien au contraire. Il l’a plutôt confirmé. Comme toutes les idéologies, religieuses, scientifiques, sociales, etc., le communisme s’est présenté, au début, comme une idée-force qui, à l’exemple d’un cataclysme, a bouleversé bien des conceptions anciennes. Mais, avec le temps, les lois de la nature remettent peu à peu les choses dans la voie de l’évolution historique normale. En Russie, en Chine comme dans les autres pays communistes, le nationalisme géographique et historique prend de plus en plus le pas sur l’idéologie qui tendait à faire du marxisme un élément essentiel de l’unité politique des pays qui l’ont adopté. La Russie et la Chine marxistes-léninistes sont-elles toujours des nations sœurs ? C’est tout juste si elles ne se déclarent pas la guerre. Chacun de ces deux grands pays reprend peu à peu la voie que lui commande son évolution historique respective.
– Par rapport au Liban, croyez-vous qu’il se situe aujourd’hui, comme on dit, « dans le sillage de l’histoire » ?
– « La géographie commande, écrit René Grousset, et commandera toujours ». Le Liban d’aujourd’hui continue le Liban du passé. Partie intégrante de l’Orient continental et arabe, il est aussi, par sa haute montagne ouverte sur la mer, une partie du monde méditerranéen. De même que les Phéniciens étaient présents dans tous les coins du monde, échangeant les produits et les idées, avec leurs habitants de même les Libanais de nos jours ont repris le même métier et sont dans presque toutes les contrées du globe.
Comme aux époques phéniciennes, le caractère polyconfessionnel du Liban de nos jours n’a pas empêché la renaissance de ses traditions historiques. Le Libanais musulman est aujourd’hui aussi attaché au Liban que son concitoyen chrétien.
(Propos recueillis par EDOUARD SAAB)