I. L’histoire conçue comme science.
L’histoire peut être définie comme la représentation actuelle, sous
forme de narration ou d’exposé systématique, des faits humains accomplis
dans le passé.
Cette perspective justifie les questions suivantes : l’histoire est-elle
intelligible ? Peut-elle prendre un caractère scientifique ?
Dans la présente étude, nous essaierons de montrer que l’histoire est
compréhensible, qu’elle est une science qui a ses lois et qu’on peut
tirer des enseignements profitables.
I. Histoire de l’histoire.
Depuis qu’il existe, l’homme n’a jamais cessé de se poser le problème de
ses origines, de son passé et de son devenir. C’est le besoin
instinctif de percer ces synthèses qui contribua à développer, dans
l’humanité primitive terrorisée par l’inconnaissable, les doctrines
religieuses et philosophiques les plus diverses et les pratiques les
plus superstitieuses.
Devenus plus évolues, les hommes, pendant des millénaires, ont cherché à
comprendre leur destinée en faisant intervenir, dans leur évolution
historique, une puissance surnaturelle, aveugle ou intelligente,
bienfaisante ou vengeresse, appelée tantôt Fatalité et tantôt
Providence. Cette conception ne fait que « substituer une cause
inconnaissable à la cause simplement inconnue des faits ».
C’est dans la Grèce antique, au Ve siècle avant notre ère, que la
réflexion historique a été réalisée, au moins temporairement, Hérodote
(480-425 av. J. – C.), qu’en nomme le père de l’Histoire, note
l’importance du cadre géographique dans l’évolution des sociétés
humaines.
Contemporain d’Hérodote, Thucydide (460-395) cherche déjà « des liens de
causalité ». C’est avec lui qu’apparaît « pour la première fois la
recherche consciente de l’intelligibilité des actes humains ». Thucydide
« ne voit pas dans les événements humains le résultat d’une
intervention divine (ou du hasard), mais la conséquence de lois
générales qui gouvernent le monde… C’est pour n’avoir pas observé les
lois des choses que les hommes échouent dans leurs entreprises ». Dès
lors s’impose la nécessité de comprendre les événements, en recherchant
les causes qui les produisent.
« Avant le XIXe siècle, Thucydide ne sera dépassé que par Ibn Khaldoun
(1332-1408). Le premier est l’inventeur de l’Histoire. Le second marque
l’apparition de l’Histoire en tant que science… (Pour Ibn Khaldoun), «
l’historien doit connaître à fond les causes de chaque événement et les
sources de chaque renseignement ». Le rassemblement des faits… n’est pas
un but en soi. Il doit permettre à l’historien de les expliquer et
d’aboutir à la connaissance rationnelle du passé »
Au XVIIe siècle, la pensée historique « s’ordonne par rapport à Dieu et à
l’idée d’éternité », tout en recherchant dans les événements les liens
terrestres de causalité (Bossuet). Au XVIIIe siècle, « l’idée de nature
remplace l’idée de Dieu ». Vice recherche des lois générales dans le
développement de l’humanité et « voit dans l’histoire l’action d’une
Providence qui impose d’éternels recommencements ». Montesquieu,
Voltaire, « appliquant l’esprit philosophique à l’étude du passé, …
cherchent à expliquer par des lois générales tout le développement de la
civilisation ».
A partir du XIXe siècle, « on peut dire que l’histoire succède à Dieu et
à la nature comme concept fondamental ». La transformation démocratique
opérée par la Révolution française, dans l’ordre intellectuel et
social, fait passer au premier rang le rôle des peuples, jusque-là
relègues dans le fond de la scène historique. « Le succès des sciences
physiques et mathématiques amène l’homme, non seulement à étudier les
faits historiques, mais aussi à rechercher les lois qui gouvernent le
développement passé des sociétés humaines ». On cherche à expliquer
l’histoire propre à chaque peuple par la race et le milieu, et par des
généralisations où l’esprit scientifique s’allie au talent littérales
(Guizot, Michelet, Taine, Rauke, Mommsen, etc.).
Les transformations économiques et sociales consécutives aux découvertes
scientifiques et techniques, ressuscitent le sentiment historique : «
on s’interroge sur les causes des bouleversements et sur leurs
conséquences actuelles et futures ». Des philosophes, des hommes
politiques tirent du passé des justifications de leur doctrine et de
leurs actes. « Karl Marx élabore le matérialisme historique et Auguste
Coste prêche le positivisme ».
Grâce à cet ensemble de travaux et à l’accélération des progrès
techniques (archéologie, statistique, etc.), l’histoire au XXe siècle,
entre pleinement dans la phase scientifique. Elle devient « une des
formes de la recherche de la Vérité ».
2. Sens de l’histoire.
L’histoire a-t-elle un sens ? Est-elle intelligible ? Certains penseurs,
historiens ou philosophes, en doutent. Ils prétendent que l’histoire
justifie ce que l’un veut, elle s’enseigne rigoureusement rien, car elle
contient tout, et donne des exemples de tout » (P. Valéry). «
L’histoire est ordre et désordre, plan et caprice, raison et hasard,
progrès et recul » (S. Sédiliot).
Ces critiques, apparemment fondées, seraient peut-être valables si elles
se rapportaient uniquement à l’histoire traditionnelle, l’histoire
narrative, descriptive ou analytique, qui n’est en somme qu’une
collection inextricable de faits et « les événements semblent brassés
par des remous angoissants ».
Il n’en est pas de même de l’histoire synthétique ou scientifique, qui,
envisagent les événements dans une vue d’ensemble et dans leur
enchaînement logique et continu, leur découvre des perspectives
ordonnées et recherche les lois qui en régissent le cours. C’est
certainement l’opinion de P. Valéry lui-même, qui « entendait survoler
l’histoire et se refusait à se laisser « engager » dans ses réseaux »
(S. Grousset). C’est encore P. Valéry qui affirme que « le passé agit
sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même.
L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les
moyens d’être pense ».
De son côté, R. Sédiliet reconnaît, lui aussi, que « les précédents
historiques ont valeur d’enseignement, dans la mesure où l’homme
d’aujourd’hui ressemble à l’homme de toujours…
(Or) l’homme n’a pas changé : il garde ses passions, ses préjuges, ses
espérances. Il était jadis comme il est aujourd’hui… On le retrouve
éternellement semblable à lui-même, ni meilleur ni pire, capable de
charité ou de cruauté, de raison ou de déraison ».
L’histoire a donc un sens, à condition de savoir la déchiffrer.
3. histoire traditionnelle ou analytique. Philosophie de l’histoire. Histoire synthétique ou scientifique
a. L’histoire traditionnelle ou analytique.
L’histoire traditionnelle décrit les faits humains, du passé et les
conditions de leur enchaînement, puis les situe dans leur contexte.
C’est l’histoire descriptive, narrative ou analytique,
l’histoire-érudition, considérée par ses adeptes comme une fin en soi.
Ce qui caractérise l’histoire traditionnelle, dont la forme est plus
littéraire que philosophique ou scientifique, c’est que « les faits sont
choisis, coordonnés, amplifiés ou atténués, soit afin d’exciter
l’intérêt des lecteurs par une narration émouvante ou curieuse, soit en
vue de faire leur éducation morale ou politique par des exemples tirés
du passé, soit dans le dessein de leur inspirer l’administration ou le
mépris de tel personnage, de tel parti, de telle nation… (Tout en
donnant) au récit des faits passés une forme agréable ou instructive,…
(l’histoire traditionnelle y introduit) la recherche des causes et des
conséquences, l’idée d’un enchaînement dramatique où semble dominer,
tantôt le capride des volontés et des passions humaines, tantôt une
inévitable fatalité, tantôt un ordre providentiel ».
L’histoire traditionnelle, « dans la première moitié du XIXe siècle, ne
se distinguait pas nettement du roman historique… Il est incontestable
que… la lecture d’ouvrages historiques répond, pour un grand nombre de
personnes, soit à une curiosité toute profane, soit à un besoin
d’émotion, soit aux deux à la fois ». Mais cette manière d’écrire
l’histoire ne permet ni de comprendre ni, par suite, d’expliquer
l’évolution historique des sociétés humaines. « Ranger les faits en
série dans des cadres traditionnels, raconter des vies d’individus ou de
peuples, cela n’a rien à voir avec le travail de la science, — dont le
propre est de généraliser er de dégager des principes d’explication…
L’analyse émiette le passé en une poussière de faits : ce que
l’érudition recueille est sauvé de l’oubli, non de la mort ».
« L’histoire, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, ne peut plus, comme
au temps de Tite Live, se réduire à la simple narration… Il y a des
faits généraux, tel que le mouvement des idées, le changement des sœurs,
les lentes transformations de l’organisation politique ou de l’état
économique, qui ne se traduisent pas dans la réalité par des détails
précis, qui ne sont visibles qu’à distance par la comparaison de deux
époques successives, et que l’historien ne peut représenter, d’une façon
claire et complète, par la seule peinture des événements et des
actions. Or ces faits sont précisément ceux qui ont le plus d’importance
en histoire, car ils dominent et expliquent tous les autres ».
La valeur utilitaire de l’histoire traditionnelle est donc très
médiocre. Mais les faits qu’elle recueille servent de matériaux qui
permettent à l’histoire synthétique de se constituer en une science
véritable, ayant pour but de comprendre et d’expliquer le passé et, par
suite, d’éclairer le présent.
b. Philosophie de l’histoire.
Une autre manière d’exposer l’évolution historique des sociétés humaines
est la philosophie de l’histoire, qui « applique l’esprit philosophique
à l’étude du passé ». Elargissant le cadre de l’histoire
traditionnelle, « elle cherche à expliquer par des lois générales tous
le développement de la civilisation ».
C’est à partir du XIXe siècle que l’histoire, comme problème
philosophique, a pris une importance sans cesse croissante. Pour Hegel, «
le réel et le rationnel ne faisant qu’un, l’histoire accomplit une
rationalité permanente ». Le philosophe qui, en sa qualité de philosophe
s’occupe de l’histoire, disait Fichée, suit le cours a priori du plan
du monde, lequel plan est clair pour lui, sans qu’il ait aucunement
besoin du secours de l’histoire ; s’il fait usage de l’histoire, ce
n’est pas pour lui demander la démonstration de quoi que ce soit…, c’est
seulement pour confirmer par des exemples et utiliser, dans le monde
réel de l’histoire, ce qui a déjà été compris sans avoir recours à son
aide… La philosophie de l’histoire… se passe de l’analyse (domaine de
l’histoire traditionnelle) ou elle la domine »
« Les philosophes de l’histoire et peut-être aussi les théologies de
l’histoire… cèdent à l’esprit se synthèse ou se font l’interprète de
quelque messianisme… Or l’histoire est précisément ce qu’il y a de plus
contraire à l’esprit de synthèse. L’histoire, réalité concrète et
mouvante, expérience humaine, est infiniment plus variée, plus complexe,
plus riche de possible que ne le disent et ne le donnent à penser les
spéculations du système ». « La vérité de l’histoire est une vérité de
fait, non une vérité rationnelle » (J. Maritain).
c. L’histoire synthétique ou scientifique.
Synthèse historique ou histoire-science.
L’histoire synthétique ou scientifique « a des caractères opposés à ceux de la philosophie de l’histoire » (H. Berr).
A la différence de cette dernière, qui ne fait usage des faits du passé
que pour confirmer un système ou une explication a priori, « l’histoire,
au point de vue scientifique, c’est la recherche des causes qui, à
partir des origines et à travers bien des crises, ont produit, ont promu
la civilisation ».
En matière scientifique, en effet, il ne suffit pas de savoir, il faut
encore comprendre et expliquer, c’est-à-dire « assimiler » les faits
observés, chercher leurs articulations et leur enchaînement logique, «
en s’efforçant de préciser la nature des causes qui y interviennent ». «
Pour la science, la cause d’un phénomène… (est) un autre phénomène qui
se trouve lié à lui par un rapport constant » (Lénoble). « Il n’y a de
science que du général » (Aristote).
Pour devenir scientifique, c’est-à-dire intelligible et explicable,
l’histoire doit donc ressusciter le passé, en assimilant les faits
observés et en cherchant à reconstituer les causes qui les ont produits.
« Comme les éléments chimiques ont généralement besoin d’une
élaboration biologique préalable pour se changer en substance humaine,
les matériaux d’érudition doivent être élabores par la synthèse pour
servir à la vie spirituelle ».
L’histoire scientifique se préoccupe donc, non seulement d’établir et
d’analyser les faits passés, mais aussi « de rapprocher les faits
semblables, à quelque moment qu’ils se soient produits, pour en tirer
des lois de répétition, et d’expliquer, en un mot, pour quelles raisons
profondes, dans telles conditions, tel peuple, tel groupement
d’individus devra nécessairement se trouver entrainé à telle conduite »
(13).
Ainsi conçue, l’histoire est une véritable science, « une des formes de
la connaissance expérimentale de l’univers : elle représente à nos yeux
son évolution passée, comme les sciences de la nature nous montrent
l’état présent de celle-ci » (14). Science conjecturale, disent certains
penseurs lins au sceptimisme ou trop portés à rejeter ce qui n’est pas
susceptible de preuves rigoureuses. Mais toutes les sciences
expérimentales sont en grande partie conjecturales. « Le fait que la
conjoncture ou l’hypothèse joue un rôle dans une discipline n’est pas
incompatible avec le caractère scientifique de cette discipline. En
biologie ou en psychologie nous avons une part considérable de
conjecture, et néanmoins ce sont des sciences » (15).
C’est « par les idées de nombre, de figure géométrique ou de vecteur,
(que) la physique a essayé de comprendre la nature » (P. Vendryès). La
constatation de faits empiriques, tels que les positions des astres et
d’autres phénomènes, a permis d’établir les lois de la mécanique
céleste. Les travaux des botanistes et des zoologistes ont fourni aux
biologistes les moyens de formuler des théories de la vie et de
l’évolution.
La science historique n’est donc pas une suite de faits, mais leur
synthèse. Les faits du passé sont les matériaux dont cette science a
besoin pour se continuer, et « sans lesquels la synthèse ne peut être
que de la métaphysique ou de la littérature » (H. Berr). « Une
collection de faits n’a pas plus de valeur scientifique qu’une
collection de timbres-postes ou de coquillages » (H. Berr). « On fait la
science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ;
mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de
pierres n’est une maison ».
D’ailleurs, en qui, dans l’histoire, est matière à science, ce sont
moins les détails et les petits faits, qui sont souvent douteux, ou
incomplets, que les grands événements et phénomènes généraux, qui ne
sont guère contestables, en général.
En conclusion, pour ramener les faits historiques à des principes
explicatifs, « l’analyse et la synthèse sont logiquement inséparables »
(H. Berr). L’histoire scientifique est donc à la fois analytique et
synthétique, une histoire totale. « La dissociation de ceux qui étudient
l’histoire et de ceux qui prétendent l’expliquer, nuit à la fois à
l’intérêt des études et au sérieux des explications » (R. Rémond).
Mais l’histoire scientifique ou totale, où de nombreuses connaissances
humaines sont à fusionner, ne peut plus être le fait d’un homme seul.
Elle « est devenue de nos jours une œuvre collective à laquelle
collaborent une foule de travailleurs, … qui de loin s’entraident,
apportent chacun une pierre à l’édifice commun » (P. Viollet). D’où la
nécessité pour l’historien, pour faire bénéficier son œuvre des efforts
de ses devanciers, de recourir de plus en plus à la bibliographie.
4. Causes générales ou lois historiques
a. Nature des lois historiques.
Toute succession a des causes et a des lois » (Brunhes).
Dans toute évolution, les phases successives, comme les maillons d’une
chaîne, sont reliées entre elles. « Ce que nous appelons le présent
n’est que la résultante temporaire, le résume actuel de toute la série
des faits que l’activité humaine, se développant au sein du monde
matériel, a produits pendant les siècles antérieurs ».
L’histoire scientifique, qui a pour but de comprendre et d’expliquer les
événements historiques, « se fait,… comme explication du passé, par
l’étude des causes » (Berr). Dans l’évolution historique des sociétés
humaines, les événements successifs sont à la fois des causes et des
conséquences. Ces causes sont, les unes, profondes, lointaines,
générales, les autres, directes, immédiates, particulières. Les causes
lointaines ou générales déterminent ou rendent possibles les événements ;
les causes directes ou immédiates les provoquent ou les déclenchent. «
Il n’y a pas de faits sans cause, cela peut dire, scientifiquement :
tout fait est déterminé, résulte, nécessairement d’un ensemble des
conditions. A défaut d’intelligibilité, nous postulons le déterminisme
(ou le hasard). Le déterminisme n’explique pas le nouveau, mais
l’escamote, en quelque sorte… Rien ne naît de rien ; il n’y a pas de
commencement absolu ; ce qui apparaît était déjà » (19).
Aussi, le travail de l’historien qui veut atteindre la vérité historique
doit-il s’orienter vers la recherche de la cause, vers un
approfondissement du « principe de causalité », suivant lequel « tout a
une cause, et, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent
les mêmes effets ».
A cet effet, l’histoire scientifique tend à la fois à établir des faits
généraux, qui se dégagent de la variété des faits particuliers, et à
découvrir des causes générales ou « lois historiques », c’est-à-dire
‘des rapports réguliers et permanents, par lesquels on puisse expliquer
l’enchaînement des faits observés » (Mortet). « L’expression de ‘loi
historique’ désigne des faits humains d’un caractère général, en
relation étroite avec les faits singuliers » (H. Berr). Fondée sur
l’expérience et sur le raisonnement, la science historique déduit, de
l’évolution des sociétés humaines, des lois de succession, l’évolution,
de répétition, etc.
A la différence des lois humaines, qui sont des règles précises établies
par le législateur, les lois scientifiques sont « l’expression du
rapport nécessaire qui lie entre eux des phénomènes naturels » (lois
naturelles) ou sociaux (lois historiques). « Il est inexact de dire que
les lois (naturelles ou historiques) régissent les phénomènes. Elles ne
sont pas posées avant les choses, elles les apposent ; elles n’expriment
que les rapports qui dérivent de leur nature préalablement réalisée ».
On pourrait dire, en somme, que « les lois historiques éclairent les
événements sans les nécessiter ».
Il en résulte que les lois de l’histoire (lois de succession,
d’évolution, de répétition, etc.) se dégagent des manifestations
successives de l’activité humaine, considérées dans une vue d’ensemble
et dans leur enchaînement logique et continu. D’autre part, on ne doit
s’attacher qu’aux faits habituels ou réguliers, qui se reproduisent
d’une manière constante ou périodique. Les faits exceptionnels,
fussent-ils essentiels ou décisifs, ne présentent généralement, les uns
avec les autres, qu’une similitude apparente, et aboutissent très
souvent à des fins différentes et même opposées. En conséquence, le
panorama historique doit être regardé de très haut, pour embrasser le
plus d’espace et de temps possible et découvrir les faits réguliers
constants ou périodiques, ainsi que la continuité de leur enchaînement. «
Les grands faits de l’histoire ne se dessinent que vue des hauteurs,
tandis que, au sol même, le tracé s’embrouille ou même s’efface » (R.
Grousset).
b. Recherche des lois historiques.
Au milieu de l’immense variété des faits du passé, l’histoire observe «
un assez grand nombre de similitudes et de concordance pour pouvoir
distribuer ces faits particuliers en groupes distincts et en dégager des
faits généraux. Elle constate que, dans l’enchaînement des faits
sociaux, beaucoup de rapports de succession se répètent avec assez de
persistance et d’uniformité pour qu’un grand nombre de faits
particuliers puissent être expliqués par des causes générales et
paraissent régis par des lois…
« Il faut d’abord distinguer, dans l’histoire, les détails et les grands
faits. Les détails, résultant presque toujours de témoignages isolés ou
peu nombreux,… sont souvent douteux, incomplets ou mensongers, si on
les prend à la lettre. Mais, en somme, cela importe peu car ce n’est pas
en ces détails que consiste la science historique… Au contraire ce qui,
dans l’histoire, est matière à science, ce sont les grands faits,
événements décisifs ou phénomène généreux… Or, pour les faits de ce
genre, il n’y a guère d’incertitudes si, dans le détail de leurs causes
immédiates et de leur mode d’exécution, ils donnent prise aux doutes,
ils y échappent en ce qui concerne leur existence et leur résultat…
« Parmi les faits passés,… les uns (guerres, révolutions, inventions,
etc.) paraissent accidentels et se reproduisent rarement dans les mêmes
conditions ; les autres (relations sociales, phénomènes économiques,
usages privés, institutions publiques, etc.) ont l’apparence d’actes
habituels et réguliers qui… se renouvellent, dans la même société, avec
plus ou moins de fréquence et d’uniformité… Les faits accidentels
peuvent s’expliquer par des causes particulières (volonté humaine,
hasard, etc.)… Les faits habituels et réguliers peuvent être aussi
quelquefois le résultat de la volonté humaine… Mais en un grand nombre
de cas, la régularité que l’on observe dans les phénomènes sociaux ne
peut être le résultat d’un ordre établi par les volontés humaines.
Beaucoup d’actes individuels qui semblent être spontanés, et par
conséquent incertains et capricieux si on les considère isolement, se
présentent au contraire avec une régularité presque mathématique
lorsqu’on les prend en sasse pendant une période de quelque étendue…
« Il faut donc admettre, en dehors et au-dessus de l’homme, un ensemble
de causes générales agissant sur lui d’une manière identique et
permanente, quoique à des degrés variables, un ordre supérieur réglant
son développement social comme son développement individuel. On peut
même aller plus loin et se demander si les faits réguliers,… et si les
faits accidentels que nous expliquons par des causes volontaires ou
fortuites, ne sont point en grande partie détermines aussi par les mêmes
causes générales…
« La recherche de ces causes générales… (amène) à entrevoir, dans
l’histoire, des lois naturelles, analogues à celles qui gouvernent le
monde physique. C’est par l’action régulière et permanente de ces lois
que l’on explique les faits généraux, et l’on y rattache indirectement
la plupart des faits particuliers… On a conclu que les phénomènes
sociaux devaient être soumis, comme les phénomènes de la vie
individuelle, d’une part à des lois de coexistence, qui lieraient les
uns aux autres les divers organes et les diverses fonctions du corps
social, d’autre part à des lois de succession, qui en détermineraient
l’évolution historique…
« Lorsqu’on embrasse par une vue d’ensemble les diverses périodes de
l’histoire d’une même nation, ou que l’on fait l’histoire comparée des
diverses sociétés humaines, on observe que, dans un grand nombre de cas,
les mêmes circonstances physiques ou les mêmes influences morales ont
amené les mêmes faits historiques ; que, dans d’autres cas, où ces
conditions générales ont varié, les faits historiques ont aussi été
modifiés : on est en droit de conclure… qu’il existe, entre ces
conditions et les faits conséquents, un rapport naturel fort analogue à
une loi. Les conditions générales qui influent de la morte sur le
développement des sociétés peuvent se ramener aux suivantes : a. Le
milieu géographique ; — b. La culture intellectuelle et morale ; — c.
Les nécessités de la lutte pour l’existence ; — d. Les caractères
propres à la race ; — e. La solidarité historique et l’imitation
sociale…
a. Le milieu physique résulte à la fois du climat, de la nature du sol
et de la situation géographique. Le climat stimule ou ralentit
l’activité de l’homme… — Le sol… influe sur la nourriture de l’homme,
sur l’accroissement de la population, sur la production et la
répartition des richesses, par suite, sur la formation des classes
sociales et le développement des institutions politiques… — La situation
géographique d’une région détermine en grande partie la forme et la
direction que prend l’activité du peuple qui l’habite…
c. Nécessité de la lutte pour l’existence. C’est un fait incontestable
que dans l’espèce humaine, comme dans les espèces animales, la
concurrence vitale met sans cesse aux prises les divers groupes sociaux
ainsi que les individus du même groupe. Cette lutte pour l’existence
prend des formes diverses, suivant le degré de civilisation des
sociétés…
d. Les caractères propres à la race. Sous l’influence du milieu
physique, de la culture intellectuelle et morale et des nécessités de la
lutte pour l’existence, chacune des grandes sociétés ou races humaines
se distingue des autres par un certain nombre de traits particuliers,
que l’hérédité transmet d’une manière plus ou moins visible à tous les
individus du même groupe et qui composent le type propre de cette race.
Quelques uns de ces traits sont physiques, comme la couleur de la peau
ou la forme du crâne ; mais la plupart et les plus importants sont
psychologiques et se rapportent à l’intelligence et au caractère ».
5. Déterminisme et libre arbitre.
Doit-0n admettre une sorte de déterminismes historique, analogue au
déterminisme physique, qui, gouvernant le comportement des hommes,
commanderait souverainement leurs actes et leurs destins ?
Les adeptes du déterminisme absolu l’affirment, puisqu’ils ‘envisagent
l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme
la cause de ce qui va suivre ». Pour eux, si l’intelligence humaine
connaissent toutes les forces dont la nature est animée, « rien ne
serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à
ses yeux ». Elle saurait alors déduire et prédire la conduite de chacun
en toute circonstance.
En réalité, le déterminisme historique est réel, mais non absolu. A la
différence de la science physique, où le principe de causalité a amené à
la doctrine du déterminisme universel, l’histoire, où l’événement futur
comporte plusieurs cas possibles, est une science conjecturale.
L’homme, en effet, guidé par sa volonté libre, échappe partiellement à
l’influence des lois naturelles. Le jeu des passions et des volontés
particulières introduit, dans la plupart des actes humains, des éléments
que l’on ne peut prévoir ni expliquer par la seule action des causes
générales. La liberté réelle ou apparente, qui concourt à la production
de la plupart de ces actes, ne permet pas de les rattacher aux lois de
la science physique. « Entre les événements, il reste toujours quelque
intervalle libre dans lequel la volonté humaine puisse développer ses
propres chances » (J. Maritain). Aussi, dans la grande complexité avec
laquelle s’enchaînent et se combinent les phénomènes sociaux,
subsiste-t-il presque toujours une part plus ou moins large d’apparente
spontanéité, dont peut bénéficier la doctrine de la liberté.
Il est incontestable que l’activité intellectuelle et morale, dont
chaque homme est doué à des degrés divers, le rend maître d’une partie
de ses actes. Ceux-ci peuvent être modifies de mille façons, soit par
l’énergie propre de l’homme soit par l’influence de son entourage.
Aussi, dans l’évolution de chaque groupe social, l’impulsion des
volontés qui le dirigent et celle des causes extérieures dont il subit
l’action amènent-elles d’innombrables diversités.
Mais à côté de cet élément variable apporté par l’activité libre de
l’homme, chaque individu subit, à tout instant de son existence,
l’influence de ses tendances héréditaires et de ses habitudes acquises
et celle du milieu physique ou social dans lequel il se trouve placé.
Aussi, la part de la liberté, dans les manifestations de l’activité
individuelle, est-elle en somme fort restreinte.
D’autre part, « il y a. dans la constitution physique et morale de
l’homme, des caractères fixes et permanents que déterminent l’anatomie,
la physiologie et la psychologie. Les races et les sociétés humaines
sont soumises à un certain nombre de conditions ethnologiques ou
économiques qui ne changent pas ». Or, ces caractères fixes et
permanents, qui sont le principal moteur de l’activité libre de l’homme,
sont, de l’avis de tous les biologistes, le produit combiné de
l’hérédité et du milieu physique. Les hommes font partie intégrante du
cadre naturel où ils vivent. « Ces êtres humains, en eux-mêmes et par
eux-mêmes, sont des faits de surface et partant des faits géographiques.
Ils sont soumis aux conditions atmosphériques et terrestres… en outre,
ils vivent sur la terre : c’est en se subordonnant eux-mêmes aux faits
naturels qu’ils assurent à leur corps l’entretien indispensable et à
leurs facultés le développement et l’épanouissement ».
« Agir suivant sa pensée est ce qu’il y a de plus difficile », disait
Goethe. Car l’univers résiste à la pensée discursive… Le courage
lui-même dépend des nerfs, des organes, donc de la matière…
L’intelligence n’est efficace que si elle colle au réel ».
‘Si l’on considère, dans leur ensemble, les volontés individuelles dont
se compose une société, on remarquera que toutes leurs déterminations
sont le résultat combiné de deux groupes de causes : d’une part, les
conditions générales du pays et de la race, les influences morales,
économiques qui s’exercent sur le peuple entier…, d’autre part, la
grande variété d’influences spéciales à l’individu, son tempérament, sa
parente, ses relations, ses habitudes, enfin ses propres efforts
volontaires et conscients. Or les influences spéciales à chaque individu
sont limitées dans leurs variations par les influences générales
auxquelles chacun d’eux obéit inconsciemment, de sorte que, si leurs
actes volontaire, a comparés les uns aux autres, paraissent très divers
et très particulière, ils donnent, pris en masse, un résultat collectif
où la plupart des diversités se neutralisent réciproquement, et qui
approche d’une quantité constante. La statistique a pu grouper ainsi par
périodes les actes individuels les plus spontanés, tels que les
mariages, les productions industrielles, les œuvres artistiques, les
délits, et constater que, dans leurs variations, ils ne s’écartent guère
d’une certaine moyenne. Ces actes peuvent donc se concilier avec l’idée
d’un ordre général qui gouverne la succession des faits historiques…
« Pour conclure, si les faits accidentels (cataclysmes, famines,
épidémies, hasards d’une bataille, etc.) et les volontés particulières
amènent dans l’enchaînement des faits historiques d’incessantes
variations, ils restent cependant subordonnes, dans leur ensemble, aux
rapports naturels qui lient le développement historique des sociétés aux
conditions physiques et morales dans lesquelles elles sont placées. Ces
rapports conservent donc un caractère de permanence et de régularité
relatives, qui permet de les assimiler à des lois ».
En conclusion, les lois historiques, dans l’état actuel des
connaissances humaines, n’ont pas le caractère rigoureux et immuable des
lois physiques. Elles sont si complexes qu’on ne pourra pas ramener au
pur déterminisme le développement des sociétés, apparente ou réelle, la
liberté humaine u jouera toujours un grand rôle.
On peut dire qu’il y a du déterminisme en histoire, puisque les hommes
ne sont pas parfaitement indépendants de leur milieu extérieur, qu’ils
vivent sur la terre et qu’ils sont soumis à de nombreuses conditions
naturelles. Mais il y a de la probabilité en histoire, parce que les
hommes sont relativement autonomes, physiologiquement et mentalement. En
d’autres termes, l’histoire n’est pas absolument déterminée tout homme
garde, dans la vie, une grande partie de liberté. Mais elle est
conditionnée de nombreuses influences extérieures, géographiques,
économiques, etc., modifient la conduite des hommes. Plus puissante et
plus constante que l’activité humaine, l’action des forces naturelles
oppose à celle-ci des bornes et des obstacles qui en restreignent
l’étendue. Favorisée ou entravée par les influences naturelles,
l’initiative humaine se heurte à des conditions restrictives qui rendent
son action précaire et son rôle secondaire.
II. Utilité et enseignements de l’histoire.
I. L’histoire, école d’expériences larges et variées.
L’histoire scientifique, qui a pour but l’explication du passé des
hommes, nous permet également de comprendre l’évolution actuelle des
sociétés humaines, ainsi que les grands problèmes qui se posent à ces
dernières et dont les causes s’enracinent profondément dans le passé.
Nous nous vu que « le présent n’est que le résultante temporaire, le
résumé actuel » de toute la série des faits humains accomplis pendant
les siècles antérieurs et que, pour le bien comprendre, la connaissance
du passé est donc indispensable » (26).
Science expérimentale, la synthèse historique, qui ne peut guère
procurer la certitude absolue que donnent les sciences mathématiques,
peut cependant mener à des probabilités plus ou moins voisines de la
certitude, dont on peut tirer grand parti dans la conduite de la vie.
Elle offre aux hommes et aux sociétés une assez riche variété
d’expériences sociales, des permanences, des constantes et des vérités
historique assez évidentes, pour que ses enseignements, malgré ce qu’ils
ont de relatif et de conjectural, leur soient toujours de plus haut
prix.
Si les leçons de l’histoire n’ont pas un caractère dogmatique, les
appréciations auxquelles donnent lieu les faits historiques ont
certainement un intérêt pratique, en ce sens qu’elles contiennent des
enseignements dont les individus et les nations peuvent tirer profit.
Ecole d’expériences concrètes, l’histoire nous fait bénéficier d’une
connaissance expérimentale de l’humanité, plus large et plus variée que
nos observations personnelles.
Malheureusement, l’expérience d’autrui ne profite jamais à personne, «
parce qu’on se croit d’une autre nature que les autres ». Bien qu’en
histoire, comme en politique, la vérité soit une vérité de fait et non
une vérité rationnelle, nous voyons trop souvent, dans le temps et
l’espace, le réel faire place à l’esprit de chimère, à des doctrines,
des idéologies et des mystiques qui, fondées sur des observations, n’ont
aucun rapport avec la réalité positive et font tant de dégâts dans le
monde.
« Ce que tu as hérité de tes pères, dit Goethe, acquiers-le pour le
posséder ». Commentant cette citation, l’historien allemand Droysen
observe que « quelle que soit la richesse de l’héritage (national) qui
nous échoit sans autre formalité, nous le possédons comme si nous ne le
possédions pas, aussi longtemps que nous ne l’avons pas acquis par un
travail personnel, ni reconnu pour ce qu’il est, pour le fruit du
travail incessant de ceux qui ont été avant nous ». Et l’historien
italien Villari, qui exprime la même idée en d’autres termes, conclut : «
Le poète nous révèle les multiples éléments idéaux de notre nature,
l’historien nous révèle tous éléments réels, dont notre esprit s’est
vraiment formé peu à peu, à travers les siècles ».
« L’utilité principale de l’histoire est de montrer les conséquences des
actes sociaux, les réactions et les répercussions multiples dont ils
sont habituellement suivis, l’influence du milieu sur les individus et
celle des énergies individuelles sur le groupe tout entier… Elle put par
conséquent mettre les hommes en garde contre le danger des
entraînements irréfléchie, des innovations subites, des actes violents,
des mesures légales qui oppriment les instincts généraux de la nature
humaine ou blessent les tendances particulières de chaque groupe social…
« Les applications pratiques que l’on peut tirer de la connaissance des
lois historiques resteront très limitées… La prétention de prévoir les
événements particuliers sera donc toujours chimérique.
‘Ce que l’on pourra seulement déterminer, ce sont les tendances
naturelles de l’évolution sociale, les directions générales que suivent,
dans leur état normal, les sociétés humaines, selon qu’elles se
trouvent placées dans telles ou telles conditions; ce sont aussi les
limites dans lesquelles ces tendances peuvent varier sous l’influence
des circonstances particulières et des volontés individuelles. Ainsi
restreintes, les lois de l’histoire peuvent encore fournir à la
sociologie et à la politique d’utiles indications…
– « Le but des politiques pratiques, dit Stuart Mill, est d’entourer une
société donnée de plus grand nombre possible de circonstances à
tendances avantageuses et d’écarter ou de neutraliser, autant qu’il se
peut, celles dont les tendances sont nuisibles. Une connaissance des
tendances seules, sans nous permettre de prévoir exactement ce résultat
combine, nous le permet dans une certaine mesure ».
A ce point de vue, les sciences sociologique et psychologique et la
géographie scientifique ou humaine « peuvent être d’un grand secours
pour la vérification et la confirmation des lois historiques ».
L’investigation et l’explication géographiques peuvent faire comprendre,
dans une certaine mesure, « les destinées des groupes humains, les
intérêts qui les divisent, les luttes qu’ils se livrent, parfois même
les mobiles presque tyranniques qui inclinent leur volonté dans une
direction plutôt que dans une autre. Ces données générales sont
insuffisantes à expliquer « le détail de l’histoire, des évènements
politiques particuliers et des initiatives individuelles ; mais elles
constituent comme le soubassement explicatif des majeures vicissitudes
historiques ».
2. Histoire et politique, ou passé et présent.
File de la géographie, qui est relativement stable, et des caractères
ethniques, qui sont en principe permanents, l’histoire scientifique, qui
explique le passé des groupements sociaux (peuples ou nations), éclaire
également leur présent et préfigure, sinon les faits et les détails, du
moins les lignes générales de leur évolution future, « Le véritable
livre d’actualité, écrit J. Bainville, est celui qui prend racine dans
le passé et se prolonge dans l’avenir ». Aussi, l’histoire doit-elle
devenir « la sage conseillère » des hommes d’Etat.
« L’histoire a commencé par être de la vie ; la vie, c’est l’histoire
qui se continue : dans la réalité, le passé et le présent sont
indissolubles. Aussi, l’homme ne comprend bien son présent que par son
passé, son passé que d’après son présent. L’intérêt qu’il porte à
l’histoire naît de l’intérêt qu’il se porte à lui-même. La tâche de
l’historien est de nouer plus étroitement le présent au passe, l’avenir
ou présent ; il doit vivre largement de la vie de son temps, et il ne
ressuscite le passé à la chaleur de la vie présente que pour en rendre
le présent plus fécond et mieux préparer l’avenir…
« D’autre part, on ne saurait nier que l’histoire réponde à des besoins
profonds et immédiats… Elle satisfait, à l’origine, une sorte d’instinct
vital, qui est commun aux peuples et aux individus et qui tend, pour
ainsi dire, à enraciner et à perpétuer leur être moral… La lecture des
voyages a son utilité pratique : elle aide à voyager ; et de même
l’étude du passé a des avantages franchement utilitaires elle aide à
vivre. On ne s’y reconnaîtrait pas dans l’existence, on ne comprendrait
rien aux événements, à plus forte raison on serait incapable d’y jouer
un rôle utile, d’y prendre une part dirigeante, si l’on ne savait relier
et comparer le présent au passé. Ca n’est que par l’histoire qu’on est
vraiment l’homme de sa génération, le citoyen de son pays, un membre de
l’humanité ».
« L’expérience est la seule technicité de la politique ». Or, notre
expérience personnelle, si grande soit-elle, est presque insignifiante
par rapport à celle des générations qui nous est précèdes au cours des
siècles antérieurs. Aussi, l’histoire, grand réservoir d’expériences
concrètes, est-elle une véritable école politique. « Un homme d’Etat qui
ne connaît pas l’histoire, dit J. Bainville, c’est un médecin qui n’est
allé ni à l’hôpital ni à la clinique, qui n’a étudié ni les cas ni les
précédents ».
Seule, en effet, la connaissance historique nous amène à découvrir, dans
les événements actuels en apparence les plus distincts et les plus
complexes, le secret de leurs combinaisons et de leurs réactions
actuelles, en dégageant les rapports ou causes qui les déterminent. «
C’est en appliquant aux problèmes de la politique des constances et les
concordances de l’histoire (qu’on) en découvre, avec les véritables
données, le lien, la jointure, la solution ». A ce point de vue, J.
Bainville va jusqu’à dire que « par l’étude, par l’esprit d’observation
et d’analyse, on peut devenir prophète ».
Pour atteindre cet objectif mirifique, accéder à la connaissance du
présent et à la vision de l’avenir, la tâche de l’homme politique, comme
celle de l’historien, consiste, en premier lieu, à survoler les
événements. Sans larges perspectives, les réalités du présent, comme
celles du passé, restent insaisissables ou incompréhensibles : « en
histoire, en politique, comme à la guerre, c’est le meilleur procède
d’observation ».
En second lieu, l’homme politique, comme l’historien, s’applique à
découvrir les données et les proportions des problèmes ou des
événements, leur infrastructure, leur enchaînement logique, les éléments
divers qui s’y combinent, les réactions mutuelles qu’ils provoquent, et
à dégager, en les distinguant, les causes profondes ou lointaines qui
les déterminent et les causes apparentes ou immédiates qui les
déclenchent.
Ainsi éclairés, les divers problèmes que pose l’évolution actuelle des
groupes sociaux pourraient recevoir une solution plus ou moins
appropriée. En conséquence, les lois établies par les hommes, les
transformations politiques, économiques et sociales qu’ils édictent,
doivent, pour être heureuses et durables, s’adapter aux nécessités du
milieu extérieur et tenir compte des tendances naturelles de la société à
laquelle elles s’appliquent et des limites de ces tendances. Il faut
encore tenir compte des caractères ethniques héréditaires de cette
société, lesquels sont les « moteurs » principaux de ses actions.
On doit donc rechercher, dans le passé des peuples, comment ceux-ci «
s’étaient conduits dans des circonstances analogues, et non dans les
circonstances de la vie courante… (C’est pendant les grands événements
que) l’âme de la race surgit avec tous ses instincts et domine l’âme
formée par les nécessités de chaque jour. Si donc vous voulez pressentir
les réactions mentales d’un peuple, étudies d’abord l’influence de son
âme ancestrale dans les graves circonstances de son histoire. Ces
puissances ataviques, n’apparaissant que dans les grands
bouleversements, restent, en temps ordinaire, méconnues ».
A ce point de vue, « il faut soigneusement distinguer les foules
croyantes des foules agissantes. Une foule est incapable de formuler un
credo : elle reçoit des meneurs, habituels ou accidentels, la formule de
sa foi. Mais une foule peut fort bien, sinon inventer, du moins
modifier une consigne. Quand elle passe à l’action, la contagion du cri
et du mouvement rétrécit violemment les consciences au profit de
réactions aussi brutales que simples, et peut transformer une cohue de
citoyens inoffensifs en une horde de sauvages… C’est l’histoire de tous
les mouvements populaires depuis les Jacqueries jusqu’aux grèves les
plus récentes ».
L’adhésion profonde et durable des peuples ne s’obtient que si l’action
politique de leurs dirigeants correspond, non seulement à leurs vœux et à
leurs désirs du moment, mais aussi aux aspirations profondes et
ataviques de leur âme, à leurs intérêts réels et à leurs traditions
véritables, qui sont une infrastructure de leur vie et de leur évolution
normale et qui ne peuvent être vaincus ou supprimes par la seule force
des décisions politiques. « Les transformations sociales à coups de
décrets, si souvent tentées par des politiciens autoritaires et
simplistes, aboutissent toujours à des désastres… Une nation ne se
transforme pas avec des lois. Ses progrès résultent de l’évolution des
âmes » (G. Lebon).
Aussi, pour connaître à l’avance, plus ou moins exactement, la conduite
d’un peuple vis-à-vis d’un événement. Ses tendances naturelles et les
limites de celles-ci, convient-il de ne pas trop tabler sur son
comportement dans la vie courante, sur des discours suscités par une
propagande habile ou sur des manifestations populaires artificielles et
plus ou moins orchestrées, qui excitent les passions des foules mais
dont les effets sont généralement superficiels et passagers.
Dans ce domaine, « on ne doit attacher d’importance à une opinion qu’en
fonction de a durée ». Or, « les foules sont romanesques et
sentimentales », émotives et instables, et leurs opinions ou leurs vœux,
très souvent fondes sur des sentiments échauffés ou sur une imagination
surexcitée, sont généralement capricieux et variables. La multitude
manifeste toujours la même « fausse joie à la naissance, à l’avènement
et à la chute de tous les princes ».
3. L’histoire et les progrès de la science moderne.
Beaucoup de gens s’imaginent que les progrès scientifiques et les
inventions techniques ayant profondément modifié les conditions
d’existence des nations modernes, celles-ci n’auraient plus rien de
commun avec les sociétés et les civilisations des temps anciens et que,
du fait de cette transformation, l’étude du passé ne pourrait guère
éclairer le présent, et encore moins l’avenir.
Cette opinion n’est judicieuse qu’en apparence. En réalité, aujourd’hui
comme hier, l’action des lois de la nature et de la vie, c’est-à-dire de
la géographie et de l’histoire, demeure prépondérante. Les
civilisations du passé vivent toujours en nous, même si leurs vestiges
matériels sont enfouis, disparus ou transformes, et les civilisations
actuelles plongent leurs racines dans le passé proche et lointains.
Conscients de ces vérités supérieures, les hommes d’aujourd’hui ont une
réelle soif de mieux connaître leur passé enseveli, pour mieux
comprendre leur présent et orienter leur avenir.
La vie et l’activité humaines, tant dans le présent que dans le passé,
sont gouvernées, moins par les connaissances acquises, les moyens
matériels dont les hommes disposent ou la logique rationnelle, que par «
l’ensemble des dons innés de l’individu », de ses « dispositions
actives et affectives », de ses « comportements instinctifs », en
d’autres termes par ses caractères ethniques héréditaires, éléments
psychiques et dispositions mystiques et collectives, plus sentimentaux
que rationnels, et qui, façonnés et modèles par l’hérédité et le milieu
physique, sont relativement permanents. Ce sont ces facteurs
psychologiques et moraux qui sont les « moteurs » principaux des actions
humaines, depuis les origines. Aussi, a-t-on justement dit que
l’histoire, c’est-à-dire l’évolution passée des hommes, c’est de la «
psychologie en actes ». On doit en dire de même de l’activité humaine
dans le présent.
Il en est autrement des éléments acquis ou sociaux qui ne surajoutent
aux caractères ethniques héréditaires, tels que l’instruction, les
connaissances scientifiques et techniques, les habitudes et coutumes
sociales, le genre de vie, et en général toutes les manifestations
matérielles et extérieures de l’intelligence et de l’activité humaines,
en y ajoutant même la langue, la religion, la civilisation, les
institutions, etc. Externes et superficiels, ces divers éléments sont
des « comportements appris » depuis la naissance. Intransmissibles par
l’hérédité, ils sont essentiellement variables et n’influencent
qu’accidentellement ou exceptionnellement la conduite des êtres humains.
« Les connaissances sont pour peu dans le caractère et restent comme à
la surface » (H. Marion). « Le progrès n’est pas dans les cerveaux, il
est dans les conditions de l’existence… Le capital des connaissances
s’est prodigieusement accru ; la faculté de comprendre semble être
restée immuable » (H. Sébillet). « Si l’intelligence a progressé dans le
cours des âges, les Sentiments gouvernant les hommes sont restés
inchangés… Aucune culture n’efface les instincts ancestraux… Les
institutions, la religion, l’éducation sont impuissantes à modifier les
sentiments héréditaires » (G. Leben).
« Les crimes collectives, écrit R. Grousset, les mystiques raciales ou
sociales, qui viennent de ravager et ravagent encore le monde sur de si
vastes secteurs, nous montrent à quel point l’animalité humaine peut
encore, comme la lave d’un volcan mal éteint, faire irruption à travers
le décor de surface de l’intellectualité humaine… La moindre
perturbation politique ou sociale, — guerre, révolution, — laisse fuser,
sous la mince pellicule de nos civilisations officielles, la lave de la
sauvagerie primitive. Grattez le civilisé, vous trouverez le paléo
lithique ».
En conclusion, « il n’y a pas de politique nouvelle, note J. Bainville…
Les hommes d’autrefois ressemblaient à ceux d’aujourd’hui, et leurs
actions avaient des motifs pareils aux nôtres… Ni le chemin de fer, ni
le télégraphe n’ont modifié les hommes ni la façon de poser sur les
sentiments et la volonté des hommes. Il est même faux de dire que la
façon dont les questions se posent dans le monde d’aujourd’hui soit
différente de la façon dont elles se posaient jadis… Pour un même pays,
les situations se représentent exactement semblables à elles-mêmes à
travers les siècles… Le nombre des combinaisons des faits et des
événements politiques est limité, comme celui des idées entre lesquelles
l’esprit humain a le choix… (Les problèmes posés par notre siècle) sont
vieux comme les passions humaines et remontent à l’origine des peuples
».
Aussi, est-ce une erreur de croire que, notre époque étant « le temps
des technocrates », ce sont les spécialistes, les techniciens, les
professeurs, ingénieurs, universitaires, etc. qui sont appelés à prendre
les leviers de commande de l’économie et de la politique, à remplacer
les capitalistes, hommes d’affaires, « managers », hommes politiques, à
la tête des entreprises, des Etats et de leurs grands services. « Les
idées fixes des spécialistes sont redoutables », écrit C. Lebon. « Toute
l’expérience de la guerre a vérifié… que, si les spécialistes sont
indispensables pour exécuter un travail, il ne faut jamais leur confier
la direction d’un service. Ils ont, de par leur spécialisation même, des
vues trop étroites pour concevoir l’ensemble d’une organisation ». Ils
se dégagent rarement de leurs idées préconçues.
D’ailleurs, les non-spécialistes ayant prouvé leur talent d’organisation
et leurs aptitudes à l’organisation et à l’administration des services
compliqués, s’entourent généralement de personnes susceptibles de les
renseigner en matière technique. Ils peuvent du reste être sortis
eux-mêmes des grandes écoles. 4. Inexorabilité des lois de l’histoire.
Si les hommes ne tiennent généralement pas compte des lois historiques
et des leçons qu’ils pourraient en tirer, c’est qu’ils en ignorent
probablement l’existence ou qu’ils les considèrent comme dépourvues de
sanctions réelles. Cette ignorance et cette méconnaissance tiennent
surtout à ce que l’action des lois de l’histoire, comme celle des lois
de la nature et de la vie, est généralement invisible et très souvent
tardive, et que la mémoire des hommes est malheureusement très courte.
Les faits du passé prouvent suffisamment que la violation de ces lois ne
reste pas impunie, et que toute œuvre humaine échafaudée en contrariété
avec elle est tôt ou tard renversée ou détruite. « Les revanches des
faits physiques contrariés sont d’autant plus cruelles que la conquête
humaine avait été grandiose et glorieuse ».
« Cette incapacité générale à comprendre la force des lois de la nature
et de la vie tient sans doute à ce qu’elles n’agissent qu’au bout d’un
certain temps… Le visible immédiat cache l’invisible lointain, mais
inexorable » (G. Lebon).
D’autre part, les lois qui régissent le monde physique et le monde de la
vie « sont silencieuses. Elles n’avertissent pas ceux qui les
transgressent, mais elles les détruisent. Aucun être ne viole impunément
les lois de la vie » (A. Carrel).
Aussi, les transformations politiques, économiques, sociales, etc., qui
contrarient les lois de la nature et de la vie, sont-elles aléatoires et
aboutissent toujours à des échecs et souvent à des désastres. Tout
effort entrepris dans des conditions anormales « subit tôt ou tard la
loi du retombement », avec ce que cette chute comporte de ruines et de
misères.
III. Conclusion.
L’histoire est intelligible, grâce à la connaissance des causes
générales ou lois historiques qui gouvernent le développement successif
des sociétés humaines. Pour rechercher et découvrir ces lois, l’histoire
scientifique combine l’érudition historique, la méthode synthétique et
la spéculation philosophique. Comme les lois naturelles, les lois
historiques « éclairent les événements sans les nécessiter ». Elles se
dégagent des manifestations successives de l’activité humaine, des faits
habituels ou réguliers, considérés dans une vue d’ensemble et dans leur
enchaînement logique et continu. Les causes générales qui influent
principalement sur le développement des sociétés sont : le milieu
géographique et les caractères ethniques héréditaires ; ces derniers,
qui sont plus ou moins façonnés et modelés par les conditions physiques
de l’habitat, sont relativement permanents.
Le déterminisme historique est réel, mais non absolu. Apparente ou
réelle, la liberté humaine joue toujours un rôle plus ou moins important
dans le développement des sociétés. Cependant, l’action des forces
naturelles, plus puissante et plus constante que l’activité humaine,
oppose à celle-ci des boranes et des obstacles qui en restreignent
l’étendue.
Science expérimentale et conjecturale, la synthèse historique peut mener
à des probabilités plus ou moins voisines de la certitude. Elle permet
de déceler, dans l’évolution historique des sociétés, des permanences ou
constantes, des vérités supérieures, qui sont du plus haut prix dans la
conduite de la vie. Elle nous fait bénéficier d’une connaissance
expérimentale de l’humanité plus large et plus variée que nos
observations personnelles. Les lois historiques fournissent à la
sociologie et à la politique d’utiles indications.
Ecole politique, la science historique doit devenir « la sage
conseillère des peuples ». Elle applique le passé, éclaire le présent et
préfigure les lignes générales de l’avenir. « C’est le grand avantage
des historiens ou des sociologues sur les hommes politiques ou les
journalistes de toujours ramener le présent à ses justes proportions ».
La science et la technique est certainement transformé le monde de notre
époque ; mais l’homme lui-même, auteur de ces transformations, n’a pas
changé dans ses instincts profonds, qui sont toujours ceux des hommes
anciens, et l’aspect humain des problèmes politiques et sociaux
d’aujourd’hui ne s’est guère modifié depuis les origines. L’évolution
des sociétés humaines, dans le passé comme dans le présent, est
gouvernée, moins par les connaissances acquises, la logique discursive
ou rationnelle, éléments externes et variables, que par les caractères
innés, les comportements instinctifs, éléments internes, héréditaires et
comportements instinctifs relativement permanents. « Les hommes
d’autrefois ressemblaient à ceux d’aujourd’hui et leurs actions avaient
des motifs pareils aux nôtres ».
Enfin, les lois de l’histoire, comme celles de la nature et de la vie,
sont invisibles et silencieuses ; mais elles ne sont jamais violées
impunément.
Constantes et Vérités historiques.