Les conférences du Cénale Libanais: “Entité historique, politique et sociale, leLiban existe depuis 5.000 ans”
Dans une brillante conférence qu’il a donnée lundi au Cénacle Libanais, M. Jawad Boulos, ancien ministre, nous a parlé de « L’Orient à la lumière de l’Histoire ».
De cette longue et intéressante conférence, nous tirons l’extrait suivant que nous soumettons à la méditation de ceux qui, jusqu’ici, ont nié l’existence d’une « entité historique libanaise ».
Les lois ou constantes, qui depuis les origines, gouvernent l’évolution des sociétés orientales, ainsi que les forces supérieures qui les déterminent, dérivent du milieu géographique oriental et du caractère de la race, qui est lui-même modelé par ce milieu.
L’Orient méditerranéen ou arabe, c’est-à-dire l’Egypte, la Palestine, la Syrie, le Liban et la Mésopotamie, est formé d’une série d’oasis riches et fertiles ceinturées et sectionnées par des steppes arides et placées au centre de l’action des trois vieux continents. Les vastes espaces désertiques qui entourent et morcellent ces oasis sont parcourus par des peuplades nomades, tandis que les montagnes qui bordent et les dominent, au Nord, abritent des populations belliqueuses et perpétuellement en mouvement.
Tous les problèmes de l’histoire de l’Orient, depuis les origines, dérivent de cette disposition des terres favorisées et de terres déshéritées, de vallées curiales et de déserts stériles, de populations sédentaires restituées et de peuplades nomades mal nourris. Ils dérivent aussi de la situation de ces pays disparates au carrefour des trois vieux continents, au nœud des grandes routes terrestres et maritimes, commerciales et militaires.
Ainsi, les grasses terres de cet oasis, leur rôle de grand passage, les richesses mobilières qu’y accumulent les échanges avec l’extérieur, sont une tentation permanente pour les nomades du Désert et pour les Montagnards des plateaux de l’Iran et de l’Anatolie. A memare que la civilisation se développait dans le monde ancien, des peuples de probe plus lointains sont, tour à tour, attirés vers cette entrée privilégiée. De l’extrême-Nord, les Aryens ; de l’Est, les Asiatiques; de l’Ouest, les Européens, sont à partir surtout de l’an 2000 avant notre ère, périodiquement propulsés en direction de cet Orient.
A intervalles quasi-périodiques, ces marées d’immigrants et d’envahisseurs, attirées par ce chemin des peuples et des conquérants, et par le mirage de ses richesses, montent du Sud ou descendent du Nord. Déferlant, successivement ou simultanément, vers ce grenier fascinant, ils dépossèdent les indigènes qu’ils soumettent ou dominent et, bien souvent, leur imposent leur langue, leur nom, leur culture, leur organisation sociale et leur propre culte.
Les temps qui suivent ces bouleversements, en raison surtout des mélanges de sang qu’ils provoquent, commencent en général, par de courtes périodes d’effervescence et de régénération, auxquelles succèdent bien vite de longues périodes de stagnation, au cours desquelles le monde oriental, absorbant les éléments envahisseurs, réapparait avec ses caractères millénaires et permanents. Tournant dans un cercle fermé, ce mouvement périodique n’est poursuivi jusqu’ à nos jours.
Constantes égyptiennes
Les grands problèmes politiques que l’Orient contemporain affronte depuis le début de ce siècle, se sont déjà posés, à maintes reprises, aux dirigeants de cette partie du monde au cours de cinq mille ans d’histoire dont notre époque est l’actuel aboutissement.
La question du Croissement Fertile, de la Grande-Syrie, de l’unité politique de l’Orient arabe, le particularisme régional, politique et religieux, le problème arabe et juif en Palestine, l’impérialisme mésopotamien et anatolien, les convoitises de l’Europe et de l’Asie, le nationalisme égyptien et iranien, et même le communisme, n’ont de nouveau que le nom.
En ce qui concerne plus particulièrement l’Egypte, les problèmes qui la préoccupent, depuis un certain temps se sont déjà posés, à ses dirigeants successifs, dès le IIIème millénaire avant J.-C.
Vers 2500 avant notre ère, les armées du pharaon l’épi II ont guerroyé en Palestine, pour défendre cette région, ainsi que la Phénicie et la Syrie, contre les convoitées des monarques de l’Euphrate.
Vers 2360, une terrible révolution politique et sociale renverse la VIème dynastie égyptienne, supprime les nobles et établit un véritable socialisme d’Etat, comparable à celui de la Russie d’aujourd’hui. La littérature égyptienne de l’époque nous rapporte des faits dont quelques-uns préfigurent des réformes réalisées par la révolution égyptienne actuelle.
Vers l’an 2000, l’Egypte essuie une défaite militaire en Palestine, à la suite de laquelle la XIème dynastie est renversée. Amenemhat, général égyptien qui s’était distingué dans la campagne palestinienne, devient pharaon. Le règne de cet ancien général, comme le gouvernement de son repousseur actuel, le général Néguib, se distingue par l’intérêt qu’il porte à l’amélioration des conditions sociales de la masse populaire. Sur les murs du tombeau du gouverneur d’une province égyptienne, vers l’an 2000, en bit la déclaration suivante ; « Il n’y eut pas de fille de plébéien dont j’ai abusé, pas de veuve que j’ai opprimée, pas de cultivateur que j’ai repoussé, pas de berger que j’ai mis en prison. Il n’y eut pas de malheureux en mon temps, ni d’affamé à mon époque ». – Ces conceptions humanitaires, qui début de 4000 ans, ne le cèdent nullement à celles des temps modernes.
« Perpétuel recommencement »
Vers 1600 av. J.-C., l’Egypte se trouve encore devant un problème qui ressemble étonnamment à celui qui l’occupe aujourd’hui. Les Asiatiques Hyksos, qui occupent le pays depuis un siècle environ, sont maintenant concentrés autour de la ville d’Avaris, dans la région du Delta oriental, à l’Ouest de l’actuel Canal de Suez. D’autre part, le Soudan, conquis depuis trois siècles, proûte de l’invasion des Hyksos pour reprendre son indépendance.
Comprimés entre les Hyksos, au nord, et les Nubiens, au Sud, les rois locaux de Thèbes, qui dominent en Moyenne Egypte, s’assurent la concours d’une puissance insulaire et méditerranéenne, identifiée avec la Crète et décident de libérer complètement l’Egypte du joug de l’étranger, Soquenjenra, roi de Thèbes, qui déclenche l’offensive contre les Hyksos, est tué dans la bataille et devient un héros national. Sa momie montre encore sa tête fracassée d’un coup de niche. Ses fils, Kamès et Ahmès, marchent sur ses traces, libèrent l’Egypte, s’étendent en Asie et commencent la reconquête du Soudan, qui sera achevée par leurs successeurs.
L’invasion des Hyksos eut pour résultat de modifier, pour l’avenir, la politique orientale de l’Egypte, Pacifiques jusqu’alors, les Pharaons, après la libération de leur pays, inaugurent une politique d’expansion militaire en Orient. L’isthme de suez, qui s’était révélé une route d’invasion vers la vallée, du Nil, devait désormais être protégé par une occupation de la Palestine. La frontière stratégique de l’Egypte sera désormais reportée au-delà de désert de Siral.
« Les Thoutmès et les Ramsès ont compris celle obligation stratégique et y ont appliqué leurs forces militaires et leur habileté diplomatique. L’histoire pour apprendre que les Ptolémées, les Croisés. Bonaparte, Méhémet-Ali, et jusqu’au général Allenby, dans la guerre 1914-18, ont obéi à la même nécessité. C’est toujours en Syrie-Palestine que les grands capitaines ont défendu la porte de l’Egypte ».
Et c’est encore pour obéir à cette « constante » historique que l’Egypte de nos jours a occupé Gazas, et qu’elle est instinctivement hostile à toute fourmillon politique puissante qui cherche à s’installer sur sa frontière orientale, que ce soit une Grande Syrie, un Croissant Fertile, un Etat israélien ou une armée britannique sur le Canal du Suez.
De 1150 à 1200, l’empire e4t l’influence de l’Egypte s’entendent jusqu’à l’Euphrate. Pendant cette époque, le monde civilisé, c’est-à-dire le Proche-Orient est divisé entre l’Empire égyptien, qui dominait l’Orient méditerranéen, et l’empire continental des Mitanniens, concentré entre l’Oronte et le Tigre, auquel succèdera l’Empire des Hittites, dont le centre est en Anatolie, dans la région de l’actuelle Ankara.
En 1360, la politique impérialiste de l’Egypte, jusqu’alors très tolérante en matière de religion, la porte à unir plus fortement à son destin les peuples de son Empire, en les attachant par le lien religieux. Le Pharaon Aménophis IV dont les moyens économiques et militaires semblent avoir baissé, cherche à y suppléer en recourent à la politique religieuse. Le dieu Soleil, révéré par tous les peuples, est proclamé comme « dieu universel de tous les pays et de tous les hommes ». Ce dieu suprême reçoit le nom d’Aron et le pharaon réformateur modifie son nom en conséquence : Aménophis devint Ikhounaton. « Le mot d’ordre à la cour était : « Il n’y a qu’un dieu, Aton, et Ikhounaton est son prophète ».
Comme toutes les réformes politico-religieuses, celle d’Aménophis aboutit à un échec : elle fut supprimée dès la mort de son auteur. Mais en dépit de son insuccès, « elle reste une preuve qu’avant Alexandre le Grand, les Darius et les Césars, l’intelligence des problèmes de politique mondiale n’a pas échappé aux pharaons » (Moré).
Le temps me manque pour énumérer ce soir toutes les grandes « constantes » historiques de l’Egypte, surtout celles qui réapparaissent pendant les périodes où ce pays devient chrétien, puis musulman.
J’aurai bien voulu rappeler aussi, devant vous, quelques-unes des grandes constances orientales, et dire un mot de la rivalité actuelle du monde anglo-saxon ou occidental et du monde russe ou oriental. Ce grand problème, qui menace des pères catastrophes l’humanité de notre époque, et qui se présente sous le couvert de conceptions idéologiques soi-disant nouvelles, est aussi vieux que la puissance des grands Etats historiques. Ce problème n’est en effet que le résultat de l’antagonisme millénaire de deux économiques et civilisation maritime et la civilisation continentale, qui coexistent et se combattent depuis près de cinq mille ans.
Conclusion
En conclusion de tout ce qui précède, l’histoire du Proche-Orient, pour être utilement comprise et pour que ses leçons soient profitables, doit être « véritable dans la durée et horizontale dans l’espace ». Elle doit d’abord être embrassée, dans une vue d’ensemble, à partir de ses origines les plus reculées. L’étudier depuis l’expansion hellénique, arabe ou turque, équivaudrait à étudier l’histoire de l’Europe occidentale à partir de la Réforme ou de la Révolution française de 1789.
En second lieu, l’histoire de l’Orient doit rechercher et expliquer « l’enchainement ou la discontinuité des événements successifs, indiquer leurs relations et leur interdépendance respectives dans le temps et l’espace, et enfin retracer les phases évolutives de la vie et de la civilisation des peuples orientaux.
Cette conclusion m’amène à signaler, en ce qui concerne plus particulièrement le Liban, le manque d’une véritable histoire de notre pays. Cette Lacune est d’autant plus regrettable que le Liban, après une longue éclipse qu’il a subie en même temps que tous ses voisins vient de renaitre, comme eux à l’indépendance politique, et que son existence historique, attestée par une carrière de cinq mille ans, est parfois discutés par des personnes insuffisamment éclairés.
Mais il ne suffit pas, pour répondre aux détracteurs de chauler le glorieux règne de l’émir Fakhreddine, ni les beautés du Liban éternel et des cèdre-bibliques, dont nous avons fait notre emblème national. « Il ne suffit pas non plus de se réclamer de la Phénicie classique, qui a dominé la Méditerranée et semé la civilisation sur ses côtés. Il faut encore établir l’enchainement continu des événements successifs qui ont marqué l’évolution de ce pays à travers toutes les périodes de sa longue histoire. Il faut aussi indiquer les relations de ces événements et leur indépendance dans l’espace, et montrer qu’en dépit de toutes les transformations politiques, linguistiques, religieuses et sociales, le Liban s’est continué, à travers les âges, avec son âme particulière et ses caractères fondamentaux, qui sont permanents.
A l’échelle d’une évolution historique vieille de cinq mille ans, la notion moderne des minorités religieuses et le règne de Fakhreddine sont de date relativement récente. Le pays libanais, Pré-Canaan ou Pré-Phénicie, entité historique, politique et sociale, est né à l’histoire en même temps que l’Egypte pharaonique et la Mésopotamie sumérienne soit mille ans avant la migration d’Abraham, deux mille ans avant la rédaction de la Bible et l’expansion phénicienne vers l’Occident, et trois mille ans avant la naissance de Jésus-Christ et l’avènement de l’empereur Auguste.